Saynète n° 115.3.
Madame, la Comtesse de Champagne, veut que j’entreprenne de faire un nouveau roman. Elle m’a demandé, à moi Chrétien de Troyes, d’écrire un beau récit d’aventure et d’amour, qui puisse plaire aux dames et aux seigneurs de sa cour. Je mettrai donc tout mon art, ma sagesse et ma peine dans cet ouvrage, pour satisfaire cette noble dame, qui brille parmi les autres femmes, comme le diamant parmi les perles.
L’histoire que j’ai choisie ne se passe point aujourd’hui. De nos jours, en effet, personne ne sait plus ce que c’est que d’aimer : l’amour est un sujet de plaisanterie. Au temps du roi Arthur, le chevalier qui avait donné son cœur à une dame ne le reprenait jamais, et cet amour courtois durait toute sa vie.
Arthur, le noble roi de Bretagne, était si preux et courtois qu’il avait rassemblé à sa cour les meilleurs chevaliers. Ils parcouraient le monde en quête d’aventures et, aux grandes fêtes, ils se retrouvaient avec le roi autour de la Table ronde. Là, chacun racontait ce qu’il lui était arrivé : parfois des combats terribles, quand il fallait affronter des adversaires redoutables ou des monstres effrayants, parfois des histoires d’amour. Les dames et les demoiselles de la cour d’Arthur aimaient beaucoup ces récits, et chaque chevalier tentait, par ses brillants exploits, de conquérir le cœur de la dame dont il était amoureux.
Je vais donc vous raconter l’histoire d’un chevalier de la Table ronde, Yvain : vous apprendrez comment et dans quelles aventures il gagna le surnom de Chevalier au lion. Nobles seigneurs et charmantes dames, cette histoire vaut la peine d’être écoutée. Ouvrez donc bien grand vos oreilles et vos cœurs ! L’oreille ne suffit pas, car la parole y arrive comme le vent qui vole : elle ne peut y demeurer. Si le cœur n’est pas ouvert pour la saisir et s’en emparer, elle s’envolera, et ce sera grand dommage, car mon histoire est pleine d’enseignement. Elle vous apprendra beaucoup sur l’amour, comment on le gagne et comment on le perd, si l’on n’y prend point garde.
Chrétien de Troyes, Prologue d’Yvain, le chevalier au Lion, adapté par A.-M. Cadot-Colin, éd. Hatier, Paris, 2018, p. 14-15.
Natacha Israël
05/12/2020
Comme si les films de super-héros étaient apparus en affirmant la mort de l’héroïsme, le roman courtois émerge d’une sombre époque, celle qui a suivi la chute de l’Empire romain, en clamant que « personne ne sait plus ce que c’est que d’aimer ». Chrétien de Troyes avertit les dames de la cour : l’amour est devenu un « sujet de plaisanterie ». Il convient de narrer le temps de sa splendeur, six siècles plus tôt, dans la légende arthurienne. Arthur, ce roi « en dormition » près d’Avalon en Angleterre, incarne alors toujours « l’espoir breton ». L’amour, suggère Geoffroy de Monmouth, qui a déjà relaté en latin, dans Historia regum Britanniae, les aventures du roi Arthur, a causé sa perte. Ainsi naît pourtant le roman : en sortant la Table ronde de la chronique historique et de la chanson de geste aux accents prophétiques, dans le but d’« apprendre beaucoup sur l’amour »… qui n’existe plus.
L’amour « courtois » n’existe pas ; il n’existe plus à l’âge d’or de la chevalerie (XIIe siècle),disparu avec ces chevaliers dont le roman raconte l’histoire à des dames qui, sans doute, espèrent encore son retour (car si elles faisaient partie de ceux qui en rient, Chrétien choisirait-il d’écrire sur l’amour, « comment on le garde, comment on le perd si l’on n’y prend point garde » ?).
Le roman courtois parle de ce qui n’est plus, notamment d’une chevalerie non professionnelle, guidée par l’amour, le vrai, plutôt que par l’intérêt personnel. Alors que la chevalerie, qui attire de plus en plus de jeunes gens, est en train de se réformer, Chrétien projette dans la forêt de Brocéliande les aventures d’une poignée d’êtres vêtus et armés comme au XIIe siècle – Yvain possède les technologies « dernier cri » – mais valeureux comme au temps d’Arthur, peut-être dans l’espoir de reconvoquer un peu de l’amour et de la sincérité enfuies. Ces chevaliers qui, « de nos jours », ne savent plus aimer, sont des mercenaires qui n’aiment pas plus leur souverain que leur dame. Il y a de l’incivilité dans l’air ou, plutôt, une sorte de renoncement aux formes censées exprimer un certain type de liens entre le roi et ses sujets ainsi qu’entre les sujets du roi. Le roman courtois figure alors un retour aux sources imaginaires, à la fontaine magique dissimulée dans la forêt bretonne, à laquelle seul un cœur pur pourra s’abreuver. Mais qui dit « cœur pur » dit, en fait, cœur assez « ouvert » pour s’emparer d’une parole à laquelle il faut d’abord bien prêter l’oreille.
D’une part, le trouvère se fait magicien car il a le pouvoir de réveiller la légende « en dormition », de faire se relever d’entre les morts le véritable amour ; d’autre part, le trouvère semble désabusé, guetté par un grand désenchantement, au seuil même du récit. Un mouvement contradictoire s’enclenche à mon sens, renforcé plus loin par le fait que l’amour s’illustre concrètement par une extrême instabilité, une succession de rendez-vous manqués et d’unions brisées (pas seulement par la force du destin, mais parce que les chevaliers sont distraits ou parce que leurs dames les ont soudain remplacés). Des chevaliers ensorcelés au premier regard, promettant le jour même amour et protection éternelles, prennent congé dès le lendemain pour s’enfoncer dare-dare dans la forêt qui figure alors davantage le moyen de contourner, ajourner, repousser, se perdre en perdant la tête (parfois au sens propre), la mémoire, son bouclier, son heaume, son cheval, tout à la fois. Ouvrons grand nos oreilles et nos cœurs, oui, pour assister au retour de… l’amour en fuite : Yvain oublie trop vite Laudine, Laudine avait trop vite oublié son défunt mari en voyant Yvain, trop de demoiselles exigent les têtes de ceux qu’elles accusent de les avoir offensées, trop de chevaliers tranchent trop promptement ces têtes, cela trop systématiquement sur le prétexte de leur « rendre justice », avant de reprendre la route sans se retourner, sur le prétexte d’aller retrouver leur dame, etc. Pour autant, « cette histoire vaut la peine d’être racontée » (personnellement, je l’adore) ; elle est « pleine d’enseignements ».
Elle m’enseigne un peu pourquoi, au XVIIe siècle, les philosophes critiqueront le genre de la « romance » en imaginant une sorte d’anti-romance entre le sujet moderne et son souverain : exit l’amour, exit la courtoisie, finis les chichis ; nous sommes tous également faillibles et vulnérables, tous pareillement changeants, d’humeur versatile autant que prompts à l’exaltation au nom d’un but mal apprécié (il en va ainsi, notamment, de la recherche permanente du profit) ou d’un idéal que nous ne voyons pas, ou bien encore à cause de quelqu’un qui exerce sur nous un pouvoir comparable à celui de la dame sur le chevalier, un pouvoir lui-même invisible qui figure une influence illicite au regard de la puissance souveraine autorisée ; nous devons par conséquent nous assujettir expressément, dans le for externe, à une autorité extérieure assignable qui n’est plus fondée dans l’amour ni dans la moindre essence mystique.
Mais cette histoire m’enseigne aussi l’espoir de régénérer le genre du roman que l’on dit parfois K.O., comme Chrétien a pu dire l’amour hors de saison… Sans prétendre revenir en amont de ce contrat social qui fonctionne comme une « anti-romance » (Victoria Kahn), le roman ne peut-il prolonger la conversation avec les « morts », - amour, vertu, civilité, j’en passe –, toutefois sans s’illusionner sur la moralité ou la consistance des spectres ainsi convoqués ? À l’heure de Fifty Shades of Grey et de toute une littérature « résiliente » pour moi impossible à lire, et bien loin des effets de fascination de l’« heroic fantasy », la lecture d’ Yvain ouvre des réserves de sens, sinon de réorientation, à l’épreuve d’une désorientation concrète : si, en s’égarant, Chrétien a façonné le genre du roman, je veux m’égarer, le plus possible, dans toutes les directions pourvu qu’elles ne soient pas déjà fléchées, à condition de dialoguer toujours avec mes prédécesseurs, si possible à la faveur d’un échange désormais plus serré, plus physique ou plus amical que je ne l’ai fait depuis mes dix-huit ans. Sans aller jusqu’à reprendre la tâche des copistes du Moyen-Âge interpolant des passages de leur cru, en nous laissant par exemple surprendre et prendre par la main par Chrétien, l’inventeur déjà désenchanté.