Saynète n° 117
LA MORT D’UN BŒUF
Les cornes en feu, deux cierges de cire incurvés sous une auréole de rayons jaunes, un bœuf se rue hors de l’étable en flammes avec un beuglement éraillé, comme s’il lui était restée plantée dans la gorge une lame d’or. Le fumier séché collé sur son arrière-train fume en volutes violâtres et ses pattes avant, jusque sur le poitrail et le mufle, flambent à même la chair comme un feu de broussaille.
Les premiers flocons de neige, immense nuée de jeunes colombes immaculées que l’on aurait chassées du colombier céleste au beau milieu de leur douillet sommeil et bannies sur cette terre pécheresse – cette première neige ne peut étouffer le feu. Quand les étincelles, volantes aiguilles incandescentes, éveillent de leur fine piqûre les colombes dans leur chute – à peine le temps d’un soupir, et les colombes sont englouties par les flammes voraces. Nourris de ces colombes de neige, le feu redouble de force, s’acharne avec plus de rage et de plaisir encore sur sa victime, lui forge une cage de côtes cuivrées, lui bondit sur le dos, assis à cru tel un satyre nu, et fouaille le bœuf de ses lanières flambantes.
À ses oreilles parvient un long meuh, un terrifiant, un languissant mugissement, tonnerre aux ailes coupées…
Il ne peut répondre. Sa gueule est béante, mais pas un son – il a perdu sa langue.
Son élan le pousse de l’avant, le feu monte de la terre, des marais obscurs au soleil couchant qui s’étendent jusqu’à un étang.
Quand enfin, au bout de sa course effrénée, il se jette jusqu’aux genoux dans l’étang et de ses yeux en ellipse, redoublés, comme de verre fondu aux couleurs mêlées, il aperçoit dans l’eau un autre bœuf, renversé, ses cornes en feu pointées vers l’abîme du ciel – sur sa face se plisse un sourire humain.
Sa cage de côtes cuivrées éclate.
La neige tombe et tombe.
Le bœuf tourne la tête vers la gauche, vers son hameau natal dont il ne reste qu’une cheminée noire, main morte dressée vers le ciel, et il ne bouge plus.
Un instant encore ses cornes brasillent, telles des bougies à la tête d’un mort, et s’éteignent avec le jour.
Avrom Sutzkever, Aquarium Vert, traduit du yiddish par Batia Baum, édition bilingue, Paris, Maison de la Culture Yiddish – Bibliothèque Medem, 2013, pp. 64-67.
09/01/2021
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