Saynète n° 112.3
Je ne voyage pas sans livres, ni en paix, ni en guerre. Toutefois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les emploie. Ce sera tantôt, dis-je, ou demain, ou quand il me plaira : le temps court et s’en va cependant sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et séjourne1 en cette considération, qu'ils sont à mon côté pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnaître combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition2 que j'ai trouvée à cet humain voyage, et plains extrêmement les hommes d’entendement qui l’ont à dire3. J'accepte plutôt toute autre sorte d'amusement, pour léger qu'il soit, d'autant que celui-ci ne me peut faillir. Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie4, d'où tout d'une main je commande à mon ménage. Je suis sur l'entrée et vois sous moi mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt je rêve, tantôt j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.
_______________1 trouve d’apaisement. 2 provision. 3 qui n’en ont pas. 4 me retire assez souvent dans ma bibliothèque. [n. des éd., p. 869]
Michel de Montaigne, « De trois commerces » dans Les Essais, III, 3, Paris, Gallimard, 2007, p. 869.
Marie-Dominique Laporte
04/07/2020
Ce texte a pour moi ce « je ne sais quoi » d’être un endroit où l’on aime aller sans même que le voyage ait le temps de se dérouler. C’est peut-être une condition de son indicible humanité : assurer à la quiétude une part, ailleurs ou ici, au milieu des rayonnages de Montaigne, dans la chaleur du bois et des livres. La fenêtre ouverte, les oiseaux au jardin, la maison qui s’affaire : sans même s’en apercevoir, voilà qu’on est entré, au gré de quelques phrases qui ont naturellement trouvé leur forme d’aventure à rassembler trop de « pièces décousues ». Cela va simplement – et surgit le charme : ce paysage sans prétention qui fait palpiter.
Pas besoin de tergiverser. Si on est là, c’est qu’on a fait le choix de passer le seuil en ami : et parce que l’on entre ainsi, Montaigne, pour lui-même, éprouve cette amitié. C’est à ce compte, il me semble, que le voyage peut devenir humain, l’art de la conversation intime et sain. Quand il est question de bonté, il n’y a pas d’incompréhensibles péages : ici, nous n’aurons nulle considération du service ou de la gloire.
Maintenant, je peux parler : pour sauver en moi le commerce des hommes, de plus en plus, je m’en prive : alors, je le dépouille mieux des scories, et le débusque partout, dans la cafétéria sordide d’un centre commercial, une voiture vert sapin au pied de la forêt, une cage d’escalier déserte dans l’immeuble d’à côté.
Entre ces murs, je peux dire à cet homme qui m’accueille que les voyages n’ont peut-être pas formé ma jeunesse comme ils ont assis la sienne. J’ai le sentiment de m’être déjà tellement absorbée que peu importe le lieu : si je suis acculée au transit, la place de la lettre s’échine encore à reposer les décors et abolir les postures. La cafétéria oublie sa laideur, les portières cèdent aux pas, les marches grimpent dans le bleu : Les Essais sont de ces livres qui ne souffrent pas lettre morte. Ils ont pour moi cette voix qui ramène à la franchise de vivre en soi, à cet endroit où le vide est contenu alentour ; la raison d’être est d’être là seulement. Mais quand il le faut, poser la tête sur cette épaule qui ne faillit pas.
Certains jours, j’y songe, et je conçois même que certains réellement réussissent à habiter dans l’interstice, debout dans cette bibliothèque de Montaigne, à commercer pour de vrai.