Saynète n° 112.1

 


Je ne voyage pas sans livres, ni en paix, ni en guerre. Toutefois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les emploie. Ce sera tantôt, dis-je, ou demain, ou quand il me plaira : le temps court et s’en va cependant sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et séjourne1 en cette considération, qu'ils sont à mon côté pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnaître combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition2 que j'ai trouvée à cet humain voyage, et plains extrêmement les hommes d’entendement qui l’ont à dire3. J'accepte plutôt toute autre sorte d'amusement, pour léger qu'il soit, d'autant que celui-ci ne me peut faillir. Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie4, d'où tout d'une main je commande à mon ménage. Je suis sur l'entrée et vois sous moi mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt je rêve, tantôt j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.

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1 trouve d’apaisement. 2 provision. 3 qui n’en ont pas. 4 me retire assez souvent dans ma bibliothèque. [n. des éd., p. 869]

Michel de Montaigne, « De trois commerces » dans Les Essais, III, 3, Paris, Gallimard, 2007, p. 869.

 

Benoît Autiquet

04/07/2020

 

S’adonner aux livres, pour Montaigne, est une activité prise entre deux perturbations : d’un côté, « toute autre sorte d’amusement », de l’autre, « le ménage », c’est-à-dire la gestion des biens domestiques. Il en résulte une manière de lire extrêmement désordonnée. Mais d’autre part, les livres sont des « munitions ». Au XVIe siècle, le terme fait déjà partie du vocabulaire militaire, mais il renvoie à une fonction défensive : celle d’une fortification, ou celle des réserves alimentaires qui sont à l’intérieur de cette fortification. Ainsi, au moment des guerres de religion, où les remparts des domaines seigneuriaux sont si fragiles, les livres peuvent aussi « porte[r] secours à [la] vie » : ils restent sous la main, élément de stabilité dans une société dont les contemporains s’inquiètent des perpétuelles mutations.

Que peut nous apporter la description des méthodes de travail de ce seigneur lointain, dont les conditions de vie ressemblent si peu aux nôtres ? Je me suis souvent étonné d’avoir une méthode de travail – mais en est-ce encore une ? – très similaire à celle de Montaigne : les livres, je les « feuillette […] à pièces décousues », en m’occupant souvent à toute autre chose, et en ayant l’impression de participer, par ce défaut de concentration, à la période de décadence politique et intellectuelle que l’on déplore partout (les plaintes que j’ai entendues à l’extrême gauche sur le manque de formation idéologique des jeunes gens trouvent un écho troublant dans le thème de la « grande déculturation » utilisé par l’extrême-droite). Pourtant, plus que jamais aujourd’hui – écosystèmes détruits, pays ruinés, fascistes aux aguets –, on sent l’urgence, professionnelle et politique, de se battre sur tous les fronts, y compris intellectuels. Alors, interrompu par mon téléphone portable, par internet qui me rend bien des services, par les tâches domestiques que j’ai plaisir à effectuer, je garde toujours sous la main, à la fois comme un objet rassurant, protecteur, et comme une arme s’il le faut, les livres qui m’accompagnent. Avec toujours, à l’esprit, le projet de trouver un canevas sur lequel tisser la beauté désordonnée et la puissance non dogmatique de nos « pièces décousues ».

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