Saynète n° 103.3.

 


Scène VIII. — BARTHOLO, DON BAZILE ; FIGARO, caché dans le cabinet, paraît de temps en temps, et les écoute.

 

BARTHOLO continue. : Ah! Don BAZILE, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique ?

BAZILE : C’est ce qui presse le moins.

BARTHOLO : J’ai passé chez vous sans vous trouver.

BAZILE : J’étais sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.

BARTHOLO : Pour vous ?

BAZILE : Non, pour vous. Le comte Almaviva est dans cette ville.

BARTHOLO : Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid ?

BAZILE : Il loge à la grande place, et sort tous les jours déguisé.

BARTHOLO : Il n’en faut point douter, cela me regarde. Et que faire?

BAZILE : Si c’était un particulier, on viendrait à bout de l’écarter.

BARTHOLO : Oui, en s’embusquant le soir, armé, cuirassé...

BAZILE : Bone Deus ! se compromettre ! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure; et pendant la fermentation, calomnier à dire d’experts ; concedo

BARTHOLO : Singulier moyen de se défaire d’un homme !

BAZILE : La calomnie, Monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville, en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse ! ... D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

BARTHOLO : Mais quel radotage me faites-vous donc là, Bazile ? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation ?

BAZILE : Comment, quel rapport ? Ce qu’on fait partout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d’approcher.

BARTHOLO : D’approcher ? Je prétends bien épouser Rosine avant qu’elle apprenne seulement que ce comte existe. [...] Je veux fermer sur vous la porte de la rue.

 

Scène IX. — FIGARO, seul, sortant du cabinet.

Oh ! la bonne précaution ! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrir au comte en sortant. C’est un grand maraud que ce Bazile ! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile ! il médirait, qu’on ne le croirait pas.

Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775), Acte II, scènes 8 et 9, Paris, Garnier Frères, 1964, p. 67-69.

 
 

Sarah Nancy

07/12/2019

 

J’ai toujours été contrariée que Bazile, dans Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, soit maître de musique. Non que j’attribue à la musique une valeur positive absolue, en toutes circonstances. Mais, dans ces pièces, il semble tellement évident que la musique est solidaire de l’amour et de l’amitié que je ne me fais pas à l’idée que l’univers de ce personnage sans morale, vénal, lâche, aussi idiot que méchant, soit musical.

Dans son célèbre éloge de la calomnie, c’est très net. Il cherche à convaincre le Docteur de recourir à ce moyen pour disqualifier le comte auprès de Rosine, et, pour cela, se lance dans une évocation frappante, où la propagation de la rumeur et son effet final – la mort sociale du calomnié – sont notamment décrits en termes musicaux. Il y a bien sûr une motivation concrète à cet emploi du lexique musical car il s’agit de suggérer un phénomène sonore, celui des paroles répétées, depuis le « léger bruit » jusqu’au « cri général ». Mais, saisi par un enthousiasme proche de l’hallucination, Bazile parfait l’évocation à l’aide de termes qui rappellent sa maîtrise de la technique musicale : pianissimo, piano, rinforzando, crescendo, chorus – et c’est ainsi autant à nos oreilles que sous nos yeux que surgit l’infâme « calomnie » ayant gagné au passage les honneurs d’une personnification.

Cela m’agace, donc, de sorte que lorsque je commente la scène, j’évite de m’attarder sur ce lexique. Du reste, au-delà de l’incompréhension méprisante que manifeste immédiatement le docteur, la scène, qui constitue un ajout tardif de Beaumarchais, n’est pas très importante pour l’intrigue : ce que redoute Bartolo, et qu’il demande à Bazile d’empêcher – l’entrée en contact du comte avec Rosine – a en fait déjà eu lieu, sans compter que toutes leurs manigances sont alors entendues de Figaro, caché dans le cabinet adjacent. On ne tremble pas pour les amoureux. Ne reste que cette frénésie musicale, à laquelle je refuse mon intérêt.

Mais cette surdité délibérée ne tient pas avec l’opéra de Rossini (Rossini et Sterbini, Il Barbiere di Siviglia, acte I, sc. 8; https://www.youtube.com/watch?v=IfyCau4yyBk). Les termes musicaux, qui ont disparu de la tirade, ont pris corps dans un air formidable auquel je n’essaie même pas de résister – je scande l’incipit d’une voix grave, je fredonne le motif rythmique obstiné qui parcourt la gamme, j’attends le « coup de canon » et accompagne le trépignement final. Bazilio n’a rien perdu de sa bêtise et de sa méchanceté, mais je jubile cette fois avec lui sans complexe.

Sans complexe, oui, bien sûr, parce que ce n’est pas très grave, mais c’est compliqué, quand même. Je me demande si la question morale, en littérature, peut-être même dans le langage en général, n’implique pas toujours la musique – pas seulement la musique notée et notable, mais cette part sonore du langage dont les effets ne sont jamais complètement prévisibles, dont les effets défient la signification, et donc dépendent de nous qui commentons, lisons, chantons.

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