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Saynète n° 77
Le Gendarme. — […] Et moi, trop con, qui te disais vous pour être poli, comme on nous le recommande ! Ils en ont de bonnes ; là-haut en haut lieu avec leurs vous ! Je voudrais les voir qu’ils vous touchent de près, comme nous les petits.
La Mère. — Des petits ? Vous autres, pour nous, vous n’êtes pas des petits.
Le Gendarme. — Heureusement qu’on vous a et que comme ça y a plus petit que nous, mais si on nous oblige à vous dire vous on sera bientôt plus petits que vous.
La Mère. — De temps en temps vous pouvez oublier le vous et nous dire le tu.
Le Gendarme. — Surtout que vous aimez mieux ça, hein ? Le tu est plus chaud que le vous et le tu protège mieux que le vous. Quoique si le tu protège, le vous de temps en temps fait du bien, ça je m’en doute.
La Mère. — Un peu de vous, un jour sur quatre, et le tu le reste du temps.
Le Gendarme. — C’est mon avis. Le tu comme base et du vous comme goutte à goutte. Pour vous habituer. Nous et vous on y gagne, mais le vous, tout à coup, à qui dire le tu ? Entre nous et le tu est tu de copain, entre nous et vous le tu qui vient de nous est tu plus mou.
La Mère. — Juste. Le vous pour ça vous éloigne de nous. Le tu nous plaît, le s’il vous plaît n’est pas pour nous.
Leïla. — Le mou non plus… le tout non plou… le vu non plus.
Elle rit. La Mère rit
La Mère, enchaînant. - Le fou c’est vous… le plus c’est mou… c’est tout au plus…
Elle rit. Leïla rit. Le Gendarme rit.
Le Gendarme : Le mon c’est plou… c’est plus mon cul… Le cul mon coup… ( Ils rient tous aux éclats, mais soudain le Gendarme s’aperçoit qu’il partage ce rire. Il éclate.) Silence ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous cherchez ? À m’avoir par le rire et par la galéjade ? À m’entraîner hors du droit chemin […]
Jean Genet, Les Paravents, neuvième tableau, Gallimard, Collection Folio, 1981, pp. 98-100.
Tiphaine Pocquet
03/03/2018
Ronde des pronoms dans cette scène où se distingue pourtant une polarité assez claire : le « vous » grandit au risque de rendre supérieur, il refroidit, mais peut aussi faire du bien, quand le « tu » rend proche, « petit », et apporte sa chaleur.
Pourtant, très vite, il apparaît que cette opposition s’inscrit dans un contexte de domination violent. Le gendarme, nommé par sa seule fonction, est du côté d’une force déléguée par « le haut en haut lieu ». Il l’exerce sur deux femmes dont l’on sait par le péritexte qu’elles sont arabes, dans l’Algérie fictionnelle représentée par Genet. Et même sans connaissance du contexte, le caractère directif du gendarme, sa condescendance (« surtout que vous aimez mieux ça hein ? ») et sa violence se font entendre.
Ce même gendarme se laisse pourtant prendre au dialogue avec les femmes. Il concède, surenchérit dans un jeu des distinctions entre le « tu de copain » et le « tu mou », entre « nous » et « vous », car définir l’écart du « vous » au « tu » suppose peut-être de reprendre l’ensemble de ses relations aux personnes. Le linguiste amateur laisse place pour finir à l’enfant et au poète qui entrent dans la ronde des signifiants. « Tu » et « vous » s’entremêlent en « tout vu » jusqu’à la proposition provocante des femmes : « le fou c’est vous ». Le rire final semble sceller un bref moment de partage entre les trois personnages, une clairière avant la reprise en main par un gendarme ulcéré de s’être fait avoir par le rire et la galéjade.
Tutoyer, vouvoyer, mes conversations sont souvent prises dans la complexité de ces usages. J’aime le vouvoiement, avec passion, autant que la chaleur subite d’un tutoiement adopté. Je ne suis pas loin de penser qu’il y a bien quelque chose du remède et du plaisir qui se joue dans ces adresses. Comme à la mère et au gendarme l’alternance me semble nécessaire : un peu de « vous » un jour sur quatre et le « tu » le reste du temps, que je pourrais tout aussi bien inverser. Mais contrairement au gendarme, je ne suis pas sûre que le « vous » refroidisse, ni que le « tu » protège mieux. Il me semble plutôt que les pronoms se définissent en usage et en relation, dans l’ombre d’un « nous » possible et tenu à distance. Ce jeu, cette mise en discussion du vouvoiement me semble, dans cette scène, tout aussi importante que la fragile tentative d'en fixer l'usage. Se vouvoyer, se tutoyer, se demander pourquoi ainsi on s’adresse, s’expliquer, en rire, c’est déjà entrer dans cette clairière – fragile – de civilité.