Saynète n° 29
Le 18 juillet 1936, ma mère, accompagnée de ma grand-mère, se présente devant los señores Burgos qui souhaitent engager une nouvelle bonne, la précédente ayant été chassée au motif qu’elle sentait l’oignon. Au moment du verdict, don Jaime Burgos Obregón tourne vers son épouse un visage satisfait et, après avoir observé ma mère de la tête aux pieds, déclare sur ce ton d’assurance que ma mère n’a pas oublié : Elle a l’air bien modeste. Ma grand-mère le remercie comme s’il la félicitait, mais moi, dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme una patada al culo, ma chérie, una patada al culo qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des palabres que mon frère José a rapportées de Lérima. Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle a l’air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ? Plus doucement pour l’amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ça veut dire, je bouillais ma chérie je bouillais, ça veut dire que je serai une bonne bien bête et bien obéissante ! Ça veut dire que j’accepterai tous les ordres de doña Sol sans protester et que je laverai son caca sans protester ! Ça veut dire que je présenterai toutes les garanties d’une perfecte idiote, que je ne rechisterai jamais contre rien, que je ne causerai aucune moleste d’aucune sorte ! Ça veut dire que don Jaime me payera des, comment tu dis ? des clopinettes, et qu’en plus il me faudra lui dire muchísimas gracias avec cet air modeste qui me va si bien. Seigneur Jésus, murmure ma mère la mirade alarmée, plus bas, on va t’ouir. Et moi je grite encore plus fort : Je me fous qu’on m’ouit, je veux pas être bonniche chez les Burgos, j’aime mieux faire la pute en ville ! Pour l’amour du ciel, me supplique ma mère, ne dis pas ces bêtises. Ils nous ont même pas invitées à nous assir, je lui dis révoltée, ni même serré la main, je me raccorde (moi : je me rappelle), je me rappelle brusquement que je souffre d’un panadis au pouce et que j’ai le doigt bandé, panaris si tu veux, mais ne me rectifie pas à chaque mot sinon je n’y arriverai jamais. Alors ma mère pour me pacifier me rappelle à voix susurrée les bénéfices considérables qui m’espèrent si je suis engagée : que je serai logée, que je serai nourrie et que je serai nettoyée, que j’aurai une vacation tous les dimanches pour aller danser la jota sur la place de l’Église, que je toucherai un petit salaire et une petite prime anualle avec quoi je pourrai me constituer un petit trousseau, et même mettre de côté. À ces mots, je clame : Plutôt morir ! Dios mío, soupire ma mère en jetant des mirades angoissées sur les deux files de maisons qui bordent la ruelle. Et moi je me mets à courir à toute vélocité vers mon grenier. La guerre, heureusement, éclate lendemain, ce qui fait que je ne suis jamais allée faire la bonne ni chez les Burgos ni chez personne. La guerre, ma chérie, est tombée à pic nommé.
Lydie Salvayre, Pas pleurer, Éditions du Seuil, 2014, p. 12-13
Lise Forment
27/11/2015
Pas pleurer est le récit de multiples transmissions voulues, consenties ou forcées, réussies ou manquées, de pères à fils, de mères à filles. La narratrice nommée Lidia écoute les souvenirs de sa mère, Montse, qui « se raccorde » l’été 1936 en Espagne. Celle-ci parle un français habité par le castillan, parsemé des grossièretés, contre-point manifeste à sa domestication, à l’« éclipse » des femmes dans sa jeunesse comme au déracinement de l’exil.
Cette scène inaugure le portrait de Montse et sert de refrain à ses souvenirs. La petite phrase de don Jaime, « Elle a l’air bien modeste », se disséminera dans l’ensemble du récit, continuant à habiter le personnage de Montse, à peser sourdement sur ses manières d’être, gestes et paroles. Rien de sourd cependant dans ce moment initial : la phrase est bruyamment répétée, elle est le moteur d’une indignation extraordinaire, ce qui lui donne son énergie, et ne cesse de la relancer.
Au cœur de cette violente mécanique émotionnelle, il y a le terme « modeste ». Accueilli comme un compliment par sa mère (la grand-mère de la narratrice), mais reçu comme une offense par la jeune fille (elle a alors quinze ou seize ans), l’adjectif fonctionne tel un mot à sens contraires, que l’on peut dire et prendre en bonne ou mauvaise part. Il fait résonner à mes oreilles d’autres qualificatifs tout aussi venimeux – souvent féminins : « elle est (bien) brave », « elle est très gentille », ou même « c’est une bonne élève »… Sous les fleurs de l’éloge apparent, se glisse le serpent du mépris social et intellectuel.
La petite phrase qui rapetisse Montse, qui la renvoie parmi les « petites gens », les in-notables, s’accompagne dans la scène d’un déni de courtoisie : le siège qu’on lui refuse, la main qu’on ne lui tend pas, marquent le rapport de domination et symbolisent les inégalités de classes que la République espagnole naissante n’a pas renversées. Les gestes de civilité ne sont pas neutres politiquement : c’est ce que crie haut et fort la désobéissante Montse, par qui le scandale continuera d’arriver dans la suite du roman. C’est ce que dit aussi le choix de l’auteure de faire entendre en espagnol ou en « frangnol » la colère de son personnage, déchirant sa langue d’exil, le français réputé si civil, si policé.
Ainsi le texte ne nous laisse guère la possibilité d’hésiter sur la valeur du terme « modeste », sinon en un endroit : la figure discrète de la grand-mère. Il faut, me semble-t-il, résister à l’envie-réflexe d’interpréter sa complaisance vis-à-vis des Burgos comme le simple signe de son aliénation car c’est elle qui, ne cessant d’accompagner sa fille, lui offre un espace pour dire son indignation. Elle n’est pas que la « voix susurrée » de la pacification forcée ; elle dessine aussi, très exactement, la position du destinataire, de la narratrice mais aussi de la lectrice que je suis. Mères et filles : se rencontrent par sa présence trois générations de femmes, ou, si je m’y inclus et, avec moi, toutes les lectrices de ce texte, une infinité. C’est une présence « modeste », par laquelle peut se transmettre une première nuance sur la valeur de la « modestie » – une nuance à la fois civile et littéraire.