Saynète n° 28
« Ils relurent le texte de Jacques Cartier, puis ils sortirent lentement de la grande salle en s’arrêtant ici et là pour jeter un coup d’œil sur les pièces de l’exposition. Ils regardèrent en particulier une très grande et très belle carte géographique de l’Amérique du Nord où l’on pouvait voir l’immense territoire qui appartenait à la France du milieu du 18ème siècle, un territoire qui s’étendait des régions arctiques au golfe du Mexique et qui, vers l’ouest, atteignait même les montagnes rocheuses : c’était incroyable et très émouvant à regarder. Mais il y avait aussi une autre carte géographique, tout aussi impressionnante, qui montrait une Amérique du Nord avant l’arrivée des Blancs ; la carte était jalonnée de noms de tribus indiennes que l’homme connaissait : les Cris, les Montagnais, les Iroquois, les Sioux, les Cheyennes, les Comanches, les Apaches, mais également une grande quantité de noms dont il n’avait jamais entendu parler de toute sa vie : les Chastacostas, les Shumans, les Miluks, les Wacos, les Karankawans, les Timucuas, les Potanos, les Yuchis, les Coahuitlecans, les Pascagoulas, les Tillamooks, les Maidus, les Possepatucks, les Alseas, les Chawashas, les Susquehannas, les Calusas.
La fille s’attardait longuement devant la deuxième carte. Ses yeux étaient brillants et humides, et Jack comprit qu’il valait mieux la laisser seule un moment. »
Jacques Poulin, Volkswagen Blues, p.19-20, Ed. Québec/Amérique, 1989
Augustin Leroy
20/11/2015
C’est un roman qui raconte la recherche d’un frère perdu. Jack aura besoin de l’aide de la Grande Sauterelle pour découvrir, au cours de son enquête, la trace d’une mémoire enterrée vive sous le mythe de l’aventure coloniale. L’extrait se situe au premier chapitre.
À deux configurations géographiques correspondent deux histoires. La première carte, « très grande et très belle », relève du mythe du Nouveau Monde et témoigne de la soif des explorateurs avides de découvrir des terres riches en ressources, prétendument vierges. L’homme blanc, Jack, se souvient en regardant cette carte de l’émotion des premiers pas des colons sur une terre inconnue, devenue territoire à l’instant où sur la carte le nom de France est venue signaler l’appropriation. La seconde carte n’est pas étrangère à l’homme puisqu’il y reconnaît les noms des tribus que la postérité a bien voulu conserver, les noms des peuples exterminés par les Winchester, les Colts et la Cavalerie du Général Custer. Ce sont ces noms dont je me souviens aussi, lorsqu’étant petit je m’amusais à jouer aux cowboys et aux indiens, que mes gestes d’enfant répétaient l’histoire de l’extermination, pour jouer. Mais les autres noms venus de l’autre histoire, quand je les recopie à l’aide de mon logiciel Word, sont striés de rouge sang et comme marqués par l’absence de reconnaissance. Les noms que l’homme blanc ne connaît pas, la mémoire des ordinateurs n’a jamais pris la peine d’en imprimer la trace. Je suis comme l’homme blanc qui ignore les noms des vaincus que l’Histoire a laissés pour compte et je m’efforce, avec peine, de les proférer et d’entendre les étranges sonorités des vocables qui ne font pas partie de mes souvenirs d’enfance.
C’est l’histoire d’une autre, de cette fille métisse qui s’appelle la Grande Sauterelle, dont la mère fut chassée de la réserve parce qu’elle a eu un enfant avec un camionneur européen. Jack, qui n’est le nom de personne, nobody, perçoit la violence d’une altérité, l’afflux d’un oubli qui d’une carte à l’autre s’est découvert comme une trace difficile à lire pour le chasseur sur la piste de sa proie. Plutôt que de redoubler le geste d’appropriation du territoire en se saisissant de la mémoire de l’autre, Jack comprend, il saisit dans l’émotion du moment que c’est à son tour de vider les lieux, qu’il n’est pas le premier à avoir un passé, que la mémoire n’est pas un territoire vierge et qu’elle se partage et que d’autres avant lui ont vécu d’autres histoires. Jack a la délicatesse de percevoir dans le vacillement humide d’un regard la nécessité de reconnaître la distance qui le sépare de l’autre et d’ouvrir un espace à la fois physique et symbolique où la douleur de l’autre peut s’installer sans risque d’être colonisée et assimilée.
En somme, il s’agit pour Jack de rendre les égards à la souffrance de son amie sans s’en détacher, et témoigner civilement par le retrait de soi de la pleine reconnaissance dont elle éprouve le besoin. N’est-ce pas Barthes qui disait, dans Fragments d’un discours amoureux, que « la délicatesse est comme la forme saine (civilisée, artistique) de la compassion » ? La civilité, concept qui pourtant faisait partie de la rhétorique coloniale et qui encore aujourd’hui est utilisé pour établir une hiérarchie entre les peuples et légitimer une politique d’asservissement, peut, à condition d’en faire une éthique de soi (la pudeur du silence est préférable à la cacophonie militariste) et non une loi pour tous, renverser les rapports de force et dessiner cet espace de partage possible où à la fois je rends à l’autre le poids de ses larmes et à la fois j’apprends des noms que je n’ai jamais connus.