Sablier n° 10.7

 

Ce qui nous arrive  n°7
 

Guido Furci

03/04/2021

 

C’est comme si quelqu’un avait éteint l’interrupteur de mon odorat. Je ne m’étais jamais rendu compte que j’en avais un. Et pourtant, d’un coup, j’ai compris. J’étais dans mon lit en train de lire avec une tisane sur ma table de chevet. Soudainement, les pages de mon livre, mes draps, ma couverture, ma tisane ont disparu de mon paysage sensoriel. Je les voyais : mais ils n’étaient plus vraiment là, dans la mesure où je ne pouvais plus les sentir, ni, tout aussi soudainement, les toucher « correctement ». Les chatouilles au bout des doigts, à l’intérieur des narines, dans le front et au coin de l’œil gauche n’ont duré que quelques instants. Suffisamment pour que je réalise que mon corps était inhabituel, que ma peau tremblait à certains endroits et qu’elle aussi n’avait plus d’odeur.

Il doit y avoir une différence entre le silence de quand il n’y a pas de bruits autour et le silence de quand on n’entend plus rien, à cause d’un problème auditif à proprement parler. Aussi bizarre que cela puisse paraître, j’y ai pensé lorsque pour la première fois de ma vie j’ai réalisé que tout a une odeur, et que perdre les odeurs – y compris les plus « neutres », les plus familières, celle auxquelles on n’a tout simplement pas l’habitude de prêter attention, tellement elles font partie intégrante de nous – peut entraîner de petits problèmes d’équilibre, voire de « mise au point ».

Instinctivement, je me suis levé et je suis allé à la cuisine. J’ai mis le nez dans le bocal du café : rien. J’ai mis le nez dans la boîte de biscuits au chocolat : rien. J’ai ouvert le frigo, j’ai sorti le fromage, les oignons et les betteraves : rien. Le lendemain matin, au petit-déjeuner, j’ai repassé en revue un certain nombre d’aliments, dont les mandarines (que je déteste si elles ne sont pas dans un gâteau) : rien. Entre deux gorgées de lait aux céréales, un déjà-vu (enfin, presque !) : le même petit personnage qui, douze heures plus tôt, avait dû grimper jusqu’à mes narines, s’était amusé, cette fois-ci, à se débarrasser d’un bon coup de balai de toutes mes papilles gustatives – un peu comme sur un terrain de curling, lorsqu’on dégage de sa trajectoire la glace en excès, par une série de micro-actions extrêmement rapides. Je ne serai jamais capable d’expliquer le goût de rien qu’ont les choses quand on en perd les saveurs et les parfums. Il en va de même pour ces « chatouilles de l’intérieur » qui me prenaient à chaque altération de mon état de santé et que j’aurais pu qualifier de « pétillantes » ou de « piquantes », sans vraiment pouvoir les décrire de manière précise.

Après avoir fait un test antigénique, j’attends sur le trottoir et je me dis : « avec un peu de chance, c’est de l’autosuggestion ». J’ai à peine le temps d’espérer avoir été influencé par les discours que j’ai entendu à droite et à gauche pendant des semaines, que la pharmacienne m’indique d’un signe de la main qu’il faudrait que je la suive derrière une étagère à moitié vide. L’étagère ne nous cachera évidemment pas des autres clients ou des autres membres du personnel. Peu importe, je suppose que pour la pharmacienne il ne s’agissait pas forcément d’assurer une certaine discrétion à notre échange ; pour elle, la chose la plus importante était sans aucun doute de « faire le geste » au moment de me communiquer les résultats de l’examen d’un « bon, bah, bienvenue dans le XXIème siècle ! » Avant de sortir, elle me donne un paquet dans lequel je suppose que je vais trouver des instructions sur les démarches à effectuer par la suite. Je l’ouvre une fois rentré à la maison. Dedans il y a des masques en tissu qui ont l’air d’avoir été fabriqués de façon assez artisanale, même si ce n’est probablement pas le cas ; aucune instruction, aucun renseignement, aucun numéro ou adresse mail à contacter, au cas où. Aucune odeur de pharmacie, cela va de soi.

En faisant la vaisselle, je vois mon image reflétée dans la cuillère des céréales laissées à moitié dans le bol, quelques heures plus tôt. Je suis encore plus perplexe que d’habitude quant au XXIème siècle, mais, ça y est, j’ai l’impression d’y être bien plongé, malgré tout. Les mains dans la mousse du lavabo, je pense à la silhouette filiforme de la pharmacienne : si ça se trouve, c’est elle qui a tout orchestré, dans le seul but de me sortir sa réplique d’anthologie.

 

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