Sablier n° 5.6.
Jean Giot
10/05/2020
Le legs de Jouvet au théâtre, Vitez l'associait aux empreintes de pas que laissèrent dans la glaise de grottes, des passants du temps que nous appelons préhistorique: "mettre ses pas dans ceux d'un autre", reviendrait à découvrir comment se tenir, épousant ce que, rejointe, l'empreinte suscite en celui qui y éprouve de sa stature et de son allant, qui y dialogue avec la gravité, avec la dynamique du corps se reportant en avant sans choir, avec l'absence, avec des retrouvailles – l'humanité, disait Leroi-Gourhan, a commencé par les pieds, la station debout libérant la main, la face et les aires cérébrales. Et ces pas imprimés sont dans la grotte de Pech-Merle parfois ceux d'un enfant.
Virtualités transmises des corps. "Mon premier pas 'sent' la surface de l'eau, tandis que le haut du corps est caressé par le vent. Mon second pas perçoit une surface de sable, un sable très fin que je respire, dont mes oreilles écoutent le souffle, j'observe l'itinéraire, pour m'apercevoir bientôt que ces pas prirent plusieurs dizaines de milliers d'années" (Ushio Agamatsu, chorégraphe japonais).
Retour aussi aux temps où le petit d'homme franchit un seuil: ignorant encore des usages, mais acquis aux gestes – articulatoires selon une phonétique, moteurs ordonnant à des fins des moyens de cette motricité.
Gestes qu'il ne saurait pas périlleux: la lumière soumet, précaire et tremblante, une ombre, aux avancées, aux suspens, aux ratés d'un geste – oublieux ou réminiscent, qui sait, de l' ex nihilo qui glisse sous les dispositifs et les visées de nos opérations. Plus abstraites qu'on ne l'imagine. Souvenir d'une patiente d'un neuropsychologue, priée d'écrire et qui, parmi les objets présents sur la table, prenait une feuille de papier, puis dirigeait la main vers le crayon, mais sans le prendre, ce qui ne l'empêchait pas, cependant, de faire comme si elle écrivait; ou de celui-ci, invité à planter un clou, et qui prenait puis reposait une série d'engins présents sur la table, puis prenait le marteau, avec lequel il commençait à frapper, sans clou ni planche. Fragilité d'humanité, dont les lignes de fracture en ses gestuelles éclairent de quel cristal elle est faite.
Dans quel espace et dans quel temps de possibles invisibles un geste s'inscrit-il? Ou dans quelles violences quand elles heurtent ou cassent ce point de justice en tout corps, que dit Eschyle (Agamemnon), où "le coeur bat et le diaphragme l'arrête en toute justice"? Ou dans quelle civilité soignante au contact des corps, en eux, même? Dans quelle compassion, parfois? (Lors de la Shoah par balles, des survivants des premières salves recueillirent dans les fosses les suivants, de gestes de consolation, de bribes de prières: "des agonisants se préoccupaient que d'autres qu'eux n'agonisent pas seuls. Il y avait là des gestes entre deux morts", écrit Daniel Dobbels.)
Il appartient à une formation de comédien d'apprendre des gestes. Comment, enseigne Alain Knapp, ouvrir une porte, inexistante 'dans la réalité', de façon que ce geste-là, de l'ouvrir, soit accompli et ressenti – le spectateur, dit Jouvet, ressent toujours ce que l'acteur éprouve, du moins quand une part d'ombre y est tenue – et comment l'ouvrir, ou la clore, de façon que s'y configurent, inchoatifs, un caractère et un drame, les arcanes d'un être dans une histoire proche d'advenir?
Aube d'un geste. Inouïe, murmurante, pressentie, aimantée, essoufflée ou ravie, palimpseste oublié et incisif de chaque geste.
Frémissant et subtil tel un rythme respiratoire: il faut brûler de l'air pour agir, et l'on ne parle qu'en expirant. Une inquiétude de la respiration, abri ou menace ombreux, hante le temps présent. Sur quel fond de phantasmata passe un geste, toujours étrangement?