Sablier n° 3.10
Sarah Mouline
27/04/2020
C’est une fin d’après-midi, la cour de l’immeuble est calme, les enfants ont fini de jouer. Le soleil entre dans mon salon, somptueux dans son effraction.
Depuis un mois il n’entre pas seul, l’Algérie aussi s’invite dans mon salon.
Et jaillissent des paysages parcourus, des chants entendus.
Parmi ces chants, un chant me parvient avec une précision qui me déchire.
Ce chant a une odeur : l’odeur des fleurs d’oranger de la terrasse de Telemly.
Cette voix a une douceur, celle de celui qui chante, fatigué mais beau, si beau dans la nuit de Telemly.
De cette chanson, ma mémoire n’a sauvé que les premières paroles : Wahran Wahran / Oran Oran. Le reste n’est que son, rythme et mélodie.
Mais ces mots me permettent de retrouver le chant initial, le chant enregistré[1].
J’ai peur de l’écouter, j’ai peur qu’il mange la voix du bel homme fatigué, mon souvenir.
Mais l’envie d’entendre les mots chantés, de les rapprocher de moi, est plus forte. Je risque, c’est un pari, saute dans le présent, écoute :
Wahran Wahran rohti ghsara
Hajro menek ness chtara
Kâdo fi el ghorba hyara
Wa el ghorba sahba wa ghadara
Oran Oran, tu as été menée à ta perte
Les habitants lucides t’ont fuie
Sédentaires dans l’exil et la confusion
Et l’exil est dur et perfide
Et un mot revient, en saillie.
Ce mot si dur à traduire, aussi dur que ce qu’il définit : el ghorba.
Je me souviens très bien de ma première rencontre avec ce mot.
C’était dans une salle de classe, à quelques kilomètres à l’ouest d’Alger. Nous étudiions un texte dans lequel un homme venu d’Égypte décrivait sa nouvelle vie aux États-Unis. Il finissait ainsi :
‘Achourou bi el ghorba ahianan.
Phrase très difficile à traduire puisque el ghorba définit à la fois une sensation, un état et une situation.
C’est à la fois « je me sens étrange / je me sens étranger / je me sens exilé».
Notre professeur, soucieux de nous rendre familiers les mots étrangers, me demande :
Hel tachourina bi el ghorba houna ya Sarah ?
Est-ce que tu te sens étrange / étrangère / exilée ici Sarah ?
Comment répondre ?
Les quelques mots qui me permettraient tout juste de dire : Paris me manque ne me satisfont pas. Et ce n’est pas vrai.
Je me sens étrangère tout le temps, partout.
J’enrage de ne pouvoir le dire en arabe, cette langue dont chaque mot appris est une victoire que j’arrache à l’histoire pour l’offrir à mon enfance.
Je me sens étrangère tout le temps, partout.
Et cette pensée, qui ne peut encore s’incarner dans la langue que j’aimerais lui donner, erre dans les airs, au-dessus de la méditerranée, dans le sillage des liaisons aériennes que j’ai tant empruntées. Orpheline d’une langue, elle vient s’enrouler autour del ghorba et me demande :
Que désigne ton exil ?
Où est ton Ithaque ?
Où est ton Wahran ?
Aujourd’hui, alors que nous devons rester « chez nous », cette question asphyxie mes jours, alourdit mes nuits.
Où est mon Ithaque ? Où est mon Wahran ?
Aujourd’hui, à Saint-Denis, l’Algérie coule liquide dans mon salon et la voix du chanteur fatigué, mêlée à la voix enregistrée, vient me murmurer :
Il est en mouvement,
Sédentaire dans l’exil,
Kâd fi el ghorba.