Sablier n° 5.3.

 

Gestes n°3
 


Hélène Merlin-Kajman

20/04/2020

 

Je n’ai pas le sentiment que mes gestes aient beaucoup changé. Je n’en ai pas inventé de nouveaux. Simplement, les anciens sont devenus plus routiniers. Et puis, ils sont seuls à relier les plages de temps aux plages d’espace, là où d’ordinaire, ce sont d’autres éléments qui rythment le temps : éclats de voix, agitations diverses, gestes qui durent parce qu’on les partage ou au contraire gestes abrégés parce que je suis en retard, faits sans y penser en me projetant dans le temps d’après, l'enchaînement tourbillonnant des choses...

Oui, bien sûr, je me lave les mains plus souvent que d’habitude, comme tout le monde, et plus attentivement. Mais lorsque j’étais enfant, on devait se laver les mains avant d’aller à table, après en être sorti, et toutes sortes de gestes rappelaient qu’on ne plaisantait pas avec l’hygiène. « Propre comme un sou neuf », commentait avec satisfaction ma mère quand elle nous sortait d’un bain en nous essuyant sauvagement la tête avec une serviette.

Même si je ne les ai jamais surinvesties, ces règles d’hygiène font partie de mes habitudes. Alors, je ne crois pas que ce geste sera pour moi un souvenir marquant de l’époque du confinement lorsque nous en reparlerons à nos petits-enfants (si tout va bien).

Par contre, j’éprouve une sorte de plaisir bizarre à savonner la pomme que je vais manger.

Je la savonne au savon de Marseille, comme mes mains. Ce geste m’apaise. Il a quelque chose d’absorbant plutôt que de maniaque. Il me rappelle de lointains jeux de dînette. Il me rappelle aussi une activité de mon père, plutôt rare, mais captivante.

Mon père ne faisait rien à la maison. Ni la vaisselle, ni le ménage, ni mettre la table ou la débarrasser, encore moins faire un lit. Rien. Je pense qu’il ne savait même pas faire cuire un œuf.

Mais, à espaces réguliers, il se livrait à une occupation particulière qui obéissait à un rituel assez précis.

Il était cavalier. Et comme cavalier, il possédait un harnachement. Il débarrassait son bureau, étalait dessus je ne sais trop quelle protection et y déposait une cuvette remplie d’eau tiède. Puis, muni d’une éponge, il passait méthodiquement sur le cuir, sur le métal des mors et des étriers, du pain à la glycérine.

Ça sentait bon un mélange d’odeur de cheval et de savon. Mon père était très concentré dans cette activité, cela se voyait au fait qu’il se mordillait la lèvre inférieure comme un enfant absorbé dans un jeu. Il plongeait l’éponge dans la cuvette, l’imprégnait de savon, la passait sur le cuir, recommençait, rinçait, puis séchait soigneusement le cuir avec un torchon blanc.

Je fais plus souvent la vaisselle depuis le confinement : comme je suis seule, je n’utilise plus le lave-vaisselle. Ce geste est source d’un plaisir plus ambigu que de savonner ma pomme. Je frotte les casseroles comme ma mère me l’a appris, en éliminant toutes les traces de cuisson, même celles à l’extérieur. Il y en a une qui a un fond en cuivre et qui vient de chez moi, enfant. Depuis quelques jours, j’essaie de lui faire retrouver l’allure flamboyante exigée par ma mère.

Mais, je l’avoue, une fois sur deux je me décourage.

Peut-être même deux fois sur trois.

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration