Exergue n° 57
« Par le téléphone, sans doute, j’essaye de nier la séparation – comme l’enfant redoutant de perdre sa mère joue à manipuler sans relâche une ficelle ; mais le fil du téléphone n’est pas un bon objet transitionnel, ce n’est pas une ficelle inerte ; il est chargé d’un sens, qui n’est pas celui de la jonction, mais celui de la distance : voix aimée, fatiguée, entendue au téléphone : c’est le fading dans toute son angoisse. Tout d’abord, cette voix, quand elle me vient, quand elle est là, quand elle dure (à grand-peine), je ne la reconnais jamais tout à fait ; on dirait qu’elle sort de dessous un masque […]. Et puis, l’autre y est toujours en instance de départ ; il s’en va deux fois, par sa voix et par son silence : à qui est-ce de parler ? Nous nous taisons ensemble : encombrement de deux vides. Je vais te quitter, dit à chaque seconde la voix du téléphone. »
R. Barthes, « Fading », Fragments d’un discours amoureux,
repris dans OC, Paris, Seuil, 2002, t. V, pp. 147-148.
Mathias Ecoeur
08/12/2012
A ce que dit Barthes quant à la voix du téléphone j’acquiesce ; mais au déceptif qui nervure ce fragment (comme tant d’autres) je ne me rends pas, et t’écris donc ce que Barthes ne dit pas.
Je t’écris. Par l’écriture, sans doute, je n’essaie plus de nier la séparation – pour un temps, elle se trouve réduite.
Je lis ta lettre : ce matin, ce soir, à ma table de travail, dans mon lit, sur un banc. Je relis encore, ou reforme tes phrases de mémoire. Ce ne sont plus même des mots : je récite ton rythme, mon souffle s’y coule – ou le réinvente. Ta langue ne t’ôte aucun masque : c’est seulement qu’elle n’en pose aucun – tout juste un peu de fard, à la fois pour la beauté et la pudeur. Ta langue n’a pas l’opacité factice de la voix du téléphone (qui n’est pas ta voix), son caractère impénétrable, son délitement ; encore inscrit-elle ta propre consistance sur la page.
Sur la page, c’est ta présence qui me saisit car, contrairement à l’immédiateté trompeuse de la voix du téléphone, il n’est plus question de distance, mais de temps : celui de l’écriture, celui de la lecture. Je te lis, te relis, je te vis anachroniquement. Tes mots pourtant ne sont rien d’autre qu’actuels.
Tu me retrouveras, dit incessamment le fil de tes mots, en me lisant, en m’écrivant. Et puis aussi, dans le blanc qu’annonce ton nom :« à toi ! » – dédicace, envoi, appel.
Je t’écris, tu m’écris, nous parlons ensemble : par l’écriture, ces quelques fils noués et renoués jusqu’au tissu.