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Exergue n° 166
Après une nuit d’insomnie, j’avalais deux calmants et, profitant de l’accalmie, pus écrire à la lumière du jour levant les lignes suivantes :
Les changements viendront, imperceptiblement. La pousse est lente, presque invisible. Parfois, à une station d’autobus, sur des aires de stationnement temporaires, sur un balcon, il tourneravers elle la tête, des rides barrant son visage, et l’on pourra, comme sur un tronc d’arbre, compter les années.
Je me relus plusieurs fois en me demandant d’où ces mots étaient sortis et comment ils s’étaient organisés en un paragraphe. Quels étaient cette tête, ces rides, ces cercles sur le tronc d’un arbre ? Je savais que ces mots étaient nés à la pointe de mon stylo, mais étaient-ils vraiment les miens ? Je recopiai ce passage sans que mon étonnement se dissipât, bien au contraire.
J’étais au-delà de ma fatigue. Je me servis un thé dans le réfectoire désert. Le liquide chaud effaça les secousses de la nuit et je me rendormis.
Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir,trad. de Valérie Zenatti, Éd. de l’Olivier, 2011, p. 234.
Gilbert Cabasso
21/04/2018
Le « garçon du sommeil » raconte comment il devint écrivain. Gestation chaotique, incertaine comme la traversée des mers. Cela se fait dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, par l’effort de tracer les lettres venues de l’origine des temps. Aharon Appelfeld s’invente écrivant, cheminant vers sa propre écriture en recopiant inlassablement celle des autres. Après la guerre et l’anéantissement d’un monde, dont il porte en lui les traces ineffaçables, après d’autres guerres, dont son corps sort blessé, l’esprit meurtri, seul le rêve semble avoir le pouvoir de redonner vie et forces aux disparus. Vie et forces, parce que le rêve instaure entre soi et le monde tel qu’il est la capacité d’un renouveau. Perpétuation de l’âme du monde perdu, le rêve soulage et préserve les nappes du passé de leur abolition.
Ainsi, se retissent les fils qui ramènent au monde présent, recomposant l’esquisse d’un monde commun, habitable. L’écriture finit par donner la preuve qu’il est possible de lutter contre le sentiment d’être « relié à des mondes inaccessibles ». Il faut s’éveiller pour que le geste d’écrire prolonge la puissance régénératrice du rêve, que le rêve se dissolve, le jour venu, pour que l’écriture advienne, transitive, comme signe d’un nouveau monde, et nous rende sensible aux images du temps, à sa figuration. On hésite encore à leur assigner la moindre fonction. Elles surgissent, brutes, élémentaires : d’elles, naîtra peut-être une histoire, inscrivant son cours dans les linéaments précaires des choses les plus ordinaires (« un balcon, une station d’autobus, une aire de stationnement… »).
L’écriture prolongera les images évanescentes du rêve vers une réalité dont on ne saisira d’abord que le devenir comme on discerne les rides d’un visage et les traces du temps qui passe. Mais devant leur fraîcheur, la netteté de leurs contours, on s’étonnera autant que devant les choses qu’elle nous désigne.
« Nous portons en nous d’autres personnages que nous-mêmes » et l’écriture leur donne une telle existence que nous courons le risque de ne même pas nous y reconnaître. Qui donc écrit ? Et nous nous rendormons…