Abécédaire
Gilbert Cabasso
20/06/2015
S’entraîner à la surprise : est-ce le monde qui tremble ou le regard qu’on porte sur lui ? Une déflagration communique à distance un ébranlement des corps qui la perçoivent, vibration oscillatoire envahissante. Parfois, la terre immobile, stable, est prise de soubresauts d’une violence meurtrière. Elle s’ébroue, sans qu’on puisse en anticiper le mouvement. La terre tremble on ne sait de quelle colère.
On raconte qu’à la fin du tournage des Parents terribles, la projection des derniers rushs se révèle désastreuse : la caméra a tremblé, l’image saute. Impossible d’y revenir, les décors sont déjà démontés. L’équipe est désespérée. On ne peut rejouer la scène. Cocteau, le réalisateur, s’en amuse presque : il convertit l’accident en nécessité, accompagnant l’image tremblée d’une voix off : « Le drame s’est déroulé dans cette roulotte qui continue sa route, les romanichelles ne s’arrêtent pas ». Fin. Le tremblement trouve son sens. La vie est comme cette roulotte qui tremble toujours, secouée sur le chemin cahoteux des aventures, on ne sait jusqu’où.
J’aime les images légèrement tremblées, la marque du geste qui les produit. J’aime qu’une image nous rappelle qu’elle n’est qu’une image, que le tressaillement de la prise soit celui du regard. Je pense au tremblé de certains tableaux de Richter.
Entre le monde tremblant, tremblé, et les secousses régulières d’un corps malade, d’autres tremblements attestent de la vie elle-même, de son intensité : je tremble, carcasse apeurée. Je tremble de colère, comme si la colère se retenait d’agir, je tremble de rage indomptée ou de désir contenu. Je tremble d’aimer, de cette joie qui me secoue jusqu’à pleurer. Mais les tremblements des corps, ces mouvements sur place qui finissent par empêcher tous déplacements, ces secousses vives, involontaires, irrépressibles et régulières n’ont pas toujours de causes assignables. Les médecins les nomment « tremblements essentiels ». Il en est d’autres, et tant, qui tuent.
« La Pensée du Tremblement, écrit Edouard Glissant, surgit de partout, musiques et formes suggérées par les peuples. Musiques douces et lentes, lourdes et battantes. Beautés à cri ouvert. Elle nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée. Elle ne suppose pas la peur ou l’irrésolu, elle s’étend infiniment comme un oiseau innumérable, les ailes semées du sel noir de la terre. Elle nous réassemble dans l’absolue diversité, en un tourbillon de rencontres. Utopie qui jamais ne se fixe et qui ouvre demain, comme un soleil et un fruit partagés. »
(Le Tremblement donne emphase à l’instinct, mesuré ou démesuré de cette diversité.)
(La Cohée du lamentin, p. 12)