Abécédaire
Hélène Merlin-Kajman
13/06/2015
D’un côté, la phrase honnie de Voltaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » ; de l’autre, le rappel dénonciateur de l’étymologie du mot : tripalium, torture. Et ce fut pour nous plus qu’un signe de reconnaissance : une révélation.
Non, nous ne laisserions pas dire qu’après la Révolution française, le travailleur libre avait inauguré une émancipation : dans les usines du premier capitalisme industriel, même des enfants mouraient à la tâche ou se suicidaient de désespoir. Nous refuserions aussi d’oublier que dans les plantations, la force de travail des esclaves n’était pas même recomposée. La torture réelle redoublait celle de la tâche à fournir, démentielle, exactement comme travailleraient plus tard les hommes et femmes déportés dans les divers camps totalitaires répandus sur la terre au XXe siècle.
Le travail est une damnation imposée par les hommes à d’autres hommes, le résultat d’une tyrannie qui divise l’espèce humaine en deux genres dont l’un est ravalé au rang de la bête de somme. Parfois, ce sont trois genres dont les deux premiers sont supposés, l’un, prier, l’autre, se battre, l’un, protéger la relation aux dieux et aux morts et l’autre, défendre la sécurité du groupe. Ceux qui travaillent les nourrissent, les vêtent et construisent pour eux les riches habitations qui les abritent ; eux-mêmes sont mal nourris, mal vêtus, mal logés.
Nous avions immensément, quoique partiellement, raison, et cette raison dure encore.
Mais à présent que, de cette origine latine, ne demeurent que le travail de l’enfantement et quelques expressions criantes d’évidence (« ça me travaille » : le tourment des peines intimes, comment serait-il mieux exprimé que par ce mot où flotte encore quelque chose de sa vieille étymologie ?), à présent que le chômage a démontré que sans travail, les hommes perdent aussi, et parfois même davantage, leur dignité, force est de reconnaître que le mot « travail » présente un spectre sémantique très large, historiquement mouvant, et que tripalium n’en révèle pas l’essence. Ainsi, le travail intellectuel n’en était pas un sous l’Ancien Régime, mais une activité de loisir, un loisir qui ne divertissait de rien sauf de la mélancolie et pouvait même, à l’occasion, ruiner la santé : les chandelles usaient les yeux, et les veilles, le corps...
Il y a des personnes qui tombent malades pendant leurs vacances, qui meurent rapidement après leur retraite. Le travail, sa régularité, sa sociabilité, les contient. Car notre place dans la société n’est pas seulement celle d’un élément classé plus ou moins bas sur des tableaux, des courbes de niveaux, des échelles, mais aussi celle par laquelle nous sommes reliés à de nombreux autres.
Peut-être faut-il comprendre que nous n’avons pas encore inventé l’action dans le monde qui mette nos énergies en commun et remplace le travail, lequel désormais est souvent dévolu à des machines avec lesquelles j’espère bien que nous ne converserons jamais ni ne ferons l’amour.