Abécédaire
Nancy Oddo
28/03/2015
Nues, nuées, nuages (antique et religieux) : ils tracent une frontière entre ciel et terre, au moins depuis Aristote qui a marqué notre vision du monde des mystères dualistes de sa météorologie. Derrière les nuages bien visibles, le sacré demeure irrémédiablement dissimulé à nos yeux, fichés dans le brouillard. C’est que l’Église a porté aux nues la surnature : Dieu dans la nuée, les anges dans les nuages, l’Ascension du Christ nimbé des signes de la présence divine, ces nuages-véhicules du monde chrétien. De cet héritage, l’au-delà de mon enfance a gardé le nounours de Pimprenelle et Nicolas, voyageur à nuage au dessus d’une ville, sur un air de pipeau. Le flottement du nuage, son « mobilisme » dit Bachelard, invite au vagabondage. Plus que frontière et séparation, le nuage, aux contours dissolus et aux couleurs changeantes, est transition, mouvement pérenne : jamais blanc ou noir, pas même uniformément gris.
Cirrus, cumulus, nimbus (à partir du XIXe) : vapeurs d’eau de l’air. La science leur a offert de doctes noms dont le sublime lenticularis, posé sur les cimes montagneuses. Comment les saisir ? Sitôt perdus dans les nuages, nous ne voyons goutte. La rêverie s’enrichit, le mystère nuagé reste intact.
Avoir la tête dans les nuages (sens fig.) : fugitifs et éphémères, se transformant à l’infini, les nuages occupent météorologiens, théologiens, écrivains, peintres, cinéastes, photographes, tous, pieds sur terre et têtes dans les nuages. Ils sont notre domaine, à nous tous, d’où que le regard parte ; flotter sur eux est un bonheur suprême. Levons-nous assez nos yeux vers eux ?
Ciel moutonné (par analogie) : leur indicible « beauté météorologique » reste un défi à relever, au moins pour en décrire joyeusement la forme : un chameau, une baleine ou un troupeau de moutons ! Une écriture à déchiffrer dans le ciel. Un nuage-signe, et parce qu’il flotte, ouvert et accueillant tous les sens, et même les plus contrastés : sacré (l’Olympe ou Babel) ou pas (la maison de l’ogre au bout du haricot magique de Jacques) ; funèbre (l’homme n’est qu’ « une vapeur qu’un petit vent emporte » tant il est à l’image du nuage éphémère) ou gai comme la promesse d’un avenir meilleur (le nuage nomade incarne l’ailleurs). Jamais il n’emprisonne de sens : il suit les courants de l’air comme il suit nos pensées, librement projetées sur lui.
Rester passager des nuages (parce que j’aime les nuages) : après avoir tout écarté, famille, beauté, ami, etc., Baudelaire ne garde que les nuages. « J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages ! » L’amour du mouvement même et du transitoire. Et je songe aux merveilleux nuages qui défilent, projetés par Jacques Demy, sur la robe couleur du temps de Peau d’âne.