Abécédaire
Anne Régent-Susini
07/02/2015
Vague ou précise, nette ou floue, l’harmonie se donne d’abord à entendre. Mais comment ce beau programme – la « science des accords », objet d’apprentissage – aurait-il pu ne pas irriguer, bien au-delà du domaine musical, de multiples représentations d’un idéal social, politique, religieux ? L’harmonie, alors, par sa puissance d’attraction, déploie de mille manières sa promesse de douce euphonie, d’ordonnancement rêvé de plaisirs, d’équilibre généralisé. Elle est agréable, douce, merveilleuse, voire angélique ou céleste – car il y a en elle quelque chose qui échappe, qui fait signe vers un au-delà. En cela elle n’est pas seulement un lieu commun esthétique un peu dépassé, ordre et symétrie, consonance ajustée, beauté stable et mesurée, Cicéron majestueusement cicéronien ; les Romantiques ne s’y trompaient pas, qui après les Anciens pensaient conjointement, sur le modèle de l’harmonie musicale, la vérité, la beauté, l’ordre mathématique, la concorde sociale et politique, l’ordonnancement cosmique et la figuration du divin.
Cette utopie, sans doute, s’en est allée, comme s’en est allée l’antique nostalgie de l’Un, ce souvenir lointain de l’ultime repas que partagèrent les hommes et les dieux lors des noces de Cadmos et d’Harmonia. A nous la dissonance, la dissymétrie, la disproportion, les tensions fécondes et les grincements intrigants ; loin de nous l’harmonie qui emplit tout l’espace, vents et percussions entonnant des airs de fanfare, partition à l’unisson qui ne laisse pas de jeu. Opposition sans doute un peu facile, comme les Grecs l’avaient bien compris : Harmonie est fille de la beauté, mais aussi de l’affrontement, et de son union avec Cadmos naîtra la chaotique dynastie de Thèbes.
Ni élégie, ni eschatologie, la quête de l’harmonie demeure – celle d’un point d’équilibre, intensément fugace, plus que d’une stabilité imposante ou d’une paisible fadeur. Non plus les charmes d’un cosmos totalisant, encore moins ceux du consensus lénifiant, mais ceux, multiples et imprévisibles, de la rencontre, ce qui parvient à tinter par-delà ce qui cloche – par où l’harmonie, « science des accords », mais aussi des transitions, rejoint la mélodie.