Abécédaire
Michèle Rosellini
31/01/2015
Mot maltraité par la langue, par ses usages et ses définitions, « geste », au XVIIe siècle, n’est qu’« un mouvement fait pour signifier », donc « la principale partie de l’orateur ». Au pluriel (« gestes »), c'était déjà « un vieux mot dont on se servait autrefois en parlant des actions des grands hommes », et les « res gestae » des versions latines ont enrichi naguère notre vocabulaire d’écoliers d’une « geste » au féminin mystérieux.
Aujourd’hui, dans la langue des journaux, le « geste » a du mal à se défendre des assauts de son cousin dominant : la « gestion ». Sous cette domination, les gestes ne sont plus qu’intentionnels : des calculs, des opérations ou des plans de carrière. On « pose un geste », politique ou artistique, on « l’installe » dans la cité, le paysage. Tels sont les avatars prestigieux du désuet « faire un geste » (pour les pauvres, les laissés pour compte).
Milan Kundera écrit : « Si notre planète a vu passer près de quatre-vingts milliards d'humains, il est improbable que chacun d'eux ait eu son propre répertoire de gestes. Arithmétiquement, c'est impensable. Nul doute qu'il n'y ait eu au monde incomparablement moins de gestes que d'individus. Cela nous mène à une conclusion choquante : un geste est plus individuel qu'un individu. Pour le dire en forme de proverbe : beaucoup de gens, peu de gestes. »
Une réflexion qui, à première lecture, semble profonde, car le paradoxe vaut surcroît d’intelligence. Mais n’est-ce pas, au fond, le ressassement de cette évidence ancienne : les gestes se laissent classer, ils s’enferment aisément dans des « répertoires ». L’individualité d’un geste, c’est sa place dans la classification, qui le rend étanche aux autres, le spécifie. Et du même coup un individu humain peut se laisser réduire à une collection de gestes, identifiables sinon prévisibles.
Cette obsession classificatoire ne contredit-elle pas notre expérience sensible des gestes ? Celle qui s’éprouve dans les moments d’existence intense. Gestes involontaires du nouveau né où l’individu à peine venu au monde déjà s’affirme unique. Gestes du premier corps à corps amoureux qui révèlent plus que la nudité l’individualité émouvante de l’autre. Gestes machinaux de ces corps errants dans les couloirs des maisons de retraite qui semblent obstinés à inscrire au monde la trace singulière de leur passage.
Bien d’autres gestes existent dans leur présence indéchiffrable. Ils échappent aux répertoires et aux clefs. Ils se multiplient en liberté.