Abécédaire
Michèle Rosellini
06/07/2019
Au XVIe siècle le mot existe sous la forme « ubiquidité », qui fait entendre la fluidité dans la présence multiple d’un seul. Il ne s’applique alors qu’à Dieu, présent partout (ubique) et au corps du Christ dont la présence réelle dans les espèces de la communion fait débat entre chrétiens. Mais « le don d’ubiquité », apparu dans la langue au début du XIXe siècle, a fait du mystère de l’omniprésence divine une aspiration profane, disponible à tout humain quelque peu passionné.
Les amants séparés en rêvent. Ils s’imaginent corps multiples. Mais le réel les ramène toujours à la finitude. Ils sont comme ils sont, avec un seul corps. L’amour qui aspire à l’expansion infinie est aussi conscience de notre nature unique, locale. Il est notre épreuve, source de révolte contre notre condition mortelle.
Le pouvoir, au contraire, tend à effacer sa condition d’assignation à résidence – dans une durée et un lieu circonscrits par les règles de son exercice. Certains chefs d’État réussissent parfois assez bien à donner corps au fantasme, en se faisant présents partout à tout moment, par la grâce des jets privés ou des tweets compulsifs. Ils n’ont pas le temps de relire Montaigne rappelant au Roi qu’il n'a qu’un seul cul, assis sur un unique trône.
Ainsi le père Ubu – que son auteur ait ou non pensé à cette possible étymologie – est un personnage bien venu pour dégonfler ce rêve politique ubiquitaire. Ne détenant le pouvoir que de lui-même, il se voit maîtrisant tout et intervenant partout, en exécuteur de ses propres décrets. Ne déclare-t-il pas à sa comparse effarée par sa fiscalité trop radicale : « Ne crains rien, ma douce enfant, j’irai moi-même de village en village recueillir les impôts. » Or le rêve infantile de toute-puissance laisse présager – habileté suprême du marionnettiste qui anime la créature despotique… – son imparable destin de meurtres et de solitude. « Avec ce système, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai. » : comme si croire à la possibilité de l’ubiquité condamnait aux douleurs et à l’errance.