Abécédaire
Éva Avian
10/03/2018
D’un petit garçon que je connais, mais que je n’ai jamais connu petit, car il était déjà mon grand frère, on raconte que lorsqu’il était en sueur, il s’exclamait : « Je suis tout en nuages ! »
La nage (voyez les mouvements des grenouilles, puisqu’il a fallu en passer par là avant d’avoir le droit de se jeter à l’eau) nécessite une grande confiance en celui qui encourage pour la première fois à lâcher le bord, la barre, sa main, et qui assure que l’on ne coulera pas – voire, que sans bouger, on flotte. Elle apprend à ne jamais aller contre le courant mais à s’en faire un allié, et à estimer avec justesse, et vite, si l’on prendra sous la vague ou par-dessus, avec les ratés que l’on sait. Exige également une quasi mise à nue, d’accepter de perdre pied.
On lit, dans le TLF : « action de se soutenir ou de se déplacer dans ou sur l’eau ». Il y a bien plus à dire de ce qui réunit tant de personnes dans un bassin dont le personnel aime à confier qu’on « n’aimerait pas savoir ce qu’on y trouve une fois vidé », dans les eaux froides où se plongent coûte que coûte les gens du Nord et de l’intérieur, ceux qui vivent loin des côtes, dans les eaux troubles des mers et des lacs qui dérobent à la vue l’angoisse première de ne pas savoir où l’on met les pieds.
Il y a l’eau. Le frisson initial (les cuisses, le nombril, au-dessus des épaules et le plus dur est fait), plus rien qui pèse et une progression à l’horizontal qui donne une idée juste de la joie qu’il y aurait à voler – mais sans la terreur de l’altitude, tout au contraire, plus profond que la terre ferme.
Nager dans l’océan, pourtant, c’est avoir, tout autour, avec ou contre soi, un monde entier, englouti, tout un élément.
À la piscine municipale, préférer résolument la définition « style personnel d’un nageur » à « type particulier de nage sportive ». Il y a, en effet, beaucoup plus de quatre nages dans le couloir « quatre nages », dont la plupart ne sont pas répertoriées par les normes olympiques, du papillon brutal à une manière de noyade continûment différée (ou se pose avec urgence la question du « dans ou sur l’eau »). La taxinomie est à peine plus claire lorsque l’on demande aux nageurs de se répartir en fonction de leur vitesse. Implicitement, « ligne rapide » désigne le crawl, « moyenne », la brasse, et « lente », la honte. Noter que les planches ne sont pas les bienvenues dans la ligne « matériel ».
C’est dans ce bassin à échelle humaine, dans lequel il est permis de venir noyer ses soucis en les soufflant dans l’eau, en en faisant des bulles et en laissant couler, ce bassin où l’on vient mimer à chaque immersion la fin et le début, et l’élan d’un corps qui ne souffre plus (la nage ne lui inflige aucun traumatisme), qu’une phrase m’est venue mille fois que je nageais. « Je sens mon corps », puis : « Je sens mon corps et je connais les hommes ». Elle me semble bête, car je ne vois pas ce que Rousseau vient faire dans cette piscine, ni ce corps à la place du cœur, mais elle revient toujours. Pas seulement parce qu’alors nous nous trouvons tous dans le même bain, vulnérables comme des têtards et, comme eux, étrangement dans notre élément, nombreux mais empêchés de toute conversation et presque sourds dans le monde aquatique, un peu laids sous nos bonnets et lunettes, je ne sais pas, mais parce que je présume à tous ces nageurs, sans qu’il soit rien besoin de dire, la même joie retrouvée.