Abécédaire
Brice Tabeling
17/02/2018
1. A l’école, le poème de Paul Eluard, « Liberté, j’écris ton nom », est l’un des premiers que les enfants rencontrent. L’instituteur nous informe du contexte d’écriture, l’Occupation, et nous écrivons, comme le poète, sur nos cahiers le nom de « Liberté ». Nous n’avons aucune appréhension de son sens mais cela ne nous empêche pas d’être saisi par une gravité profonde, tout entière portée par ce qui est, je crois, une forme de sentimentalité du signifiant. Peut-être que la signification n’est pas, en vérité, entièrement absente du sentiment mais elle reste confuse et, en définitive, secondaire.
Que le terme soit l’un des trois qui composent la devise républicaine, qu’il soit inscrit, à ce titre, sur le frontispice de notre école joue sans aucun doute dans l’effet d’envoûtement que les vers d’Eluard provoquent. Mais même en tenant (plus ou moins) à distance le sacré républicain, même après avoir (plus ou moins) quitté l’école, le terme de « liberté » conserve, me semble-t-il, une obscurité unique qui associe une quasi-impossibilité d’en dire positivement le sens et, dans le même temps, une résonance affective (ou imaginaire) telle que nous paraissons dispensés d’en éclaircir les significations. Avec ou sans majuscule, « liberté » se tient au plus près du nom propre, un nom propre très familier qui ne cesserait pas pour autant de relever des lexiques juridique, politique et moral et d’y articuler les propositions les plus fondamentales.
2. Il n’est pas sûr que, pour le juriste, la liberté (ou « les libertés ») ne soit autre chose qu’une borne toujours négociable qui, dans l’architecture complexe du droit, délimite de manière strictement négative jusqu’où peuvent aller les énoncés de contrainte (ou d’obligation) organisant les rapports entre les sujets (juridiques). Les règles sont innombrables qui encadrent nos actes dans une société de droit mais il y a un point où le sujet (juridique) est autorisé à s’esquiver, à ne pas répondre à la demande, à dire « il ne faut pas pousser » : la liberté de circulation, d’entreprendre, de ne pas participer à une offre promotionnelle, de suspendre ses services (téléphoniques), de se désinscrire de telle liste de diffusion etc., participent, à des échelles diverses, de cette recherche d’un juste milieu entre deux limites fluctuantes, juste milieu qui trouve probablement sa formulation la plus simplifiée dans l’énoncé « ma liberté s’arrête là où commence celle de mon voisin » (lequel voisin pouvant être une multinationale). Une telle liberté, négative, restreinte et locale, simple paramètre des multiples équations juridico-sociales, on la trouvera aussi bien en caractères illisibles quelque part dans un contrat commercial qu’en grandes lettres combatives sur des banderoles, avenue de la République, lors d’une manifestation syndicale. Elle tend à être indistincte du terme « droit » (« la direction se réserve la liberté de ne pas servir la clientèle », ai-je lu un jour dans un bar du 10e).
3. Sans être aucunement négligeable, jusqu’à quel point cette liberté est-elle politique plutôt qu’uniquement juridique ? Toute société entretient une forme d’équilibre, aussi injuste soit-il, où la liberté de certains interrompt celle des autres ; tels sujets (le prince, l’aristocrate, les hommes) seront simplement plus libres que les autres (l’esclave, le peuple, les femmes), plus libres notamment de déterminer en leur faveur la géométrie relative des rapports sociaux. Le concept de liberté ne devient pleinement politique, et du même coup révolutionnaire, qu’à travers son association à celui d’égalité qui empêche qu’une partie du collectif ait le moindre privilège sur la détermination, dès lors nécessairement commune, du degré de liberté des autres. « L’égalité » est, comme l’écrit Etienne Balibar, « la libération de liberté ». Nulle harmonie (juridique) alors mais une série d’antinomies et de paradoxes (politiques) autour desquels, depuis la Révolution française, se déploient le débat et les luttes sans qu’il y ait à leurs horizons le moindre équilibre possible puisque tension libertaire (insurrectionnelle) et tension égalitaire (constituante, étatique) ne cessent de s’opposer l’une à l’autre.
4. Ni la notion légale, ni le concept politique ne donnent exactement une définition de la liberté : dans le premier cas, elle est un paramètre strictement négatif d’une équation socio-juridique, dans l’autre, c’est uniquement au sein de l’association bancale qu’elle compose avec le terme d’« égalité » qu’elle acquiert sa valeur. Trouvera-t-on une définition positive dans la liberté comme concept moral ? Pour Kant, le terme de liberté caractérise l’indépendance de la volonté des causalités phénoménales (intérêt ou passion). Si je peux choisir, contre mon intérêt (ma vie, mon bonheur, l’objet de mon désir), d’obéir à la loi morale, c’est que quelque chose l’autonomise par rapport aux lois de la causalité : « or cette indépendance se nomme liberté au sens le plus strict ».
Pour autant, même chez Kant, la liberté est, d’abord, le nom d’un problème. Car si elle est le pur concept qui repère l’indépendance de la raison de la réalité phénoménale, elle est dans le même temps ce qui engage l’homme dans l’univers sensible à travers la question concrète de ses choix moraux. Autour de la liberté, l’enjeu est bien la possibilité ou non d’une raison pure pratique, plusieurs fois désigné comme question « la plus embarrassante » par Kant et véritable clef de voûte de l’articulation des deux premières Critiques. Ce que le terme de « liberté » rendrait ainsi particulièrement visible est un manque de transition entre la nécessité transcendantale d’un concept et ses effets empiriques.
5. Jusqu’à quel point ce manque peut-il faire écho à la négativité de l’appréhension juridique et à l’incomplétude du concept politique ? Faisons cette hypothèse : le terme de « liberté » ne cesse de s’accompagner d’une forme de dérobade de ses représentations. Cette esquive serait ce qui lui donnerait son efficacité comme articulation notionnelle (car il y a du jeu dans la liberté) et, en même temps, la source du désir infini, historiquement visible, de l’humanité pour son idée.