Abécédaire
Éva Avian
16/12/2017
« Errer » vient du latin iterare qui signifie « voyager ». Ainsi, le chevalier errant et sa monture ne vagabondent pas deçà delà, au petit bonheur, mais voyagent, tout simplement. Leur errance est à ce point éloignée du sens que l’on donne actuellement à ce mot, qu’on les imagine spontanément « en quête » : d’un duel, d’une dame, d’un exploit qui mettra leur valeur à l’épreuve (y compris celle de ce pauvre cheval).
Mais « errer » a un autre étymon, l’homonyme du latin errare qui, comme les non-latinistes le savent, signifie « se tromper, commettre une erreur », ce qui est plus humain, dit-on, que de persévérer diaboliquement. Par quoi se dessine le sens spatial actuel de l’errance, l’idée d’un chemin irrégulier, d’une trajectoire qui dévie et s’égare, tout en courbes et en zigzags, sans direction.
Le Petit Chaperon rouge commet-elle une erreur en ne filant pas droit chez Mère-grand et en « cueill(ant) des fleurs à droite et à gauche » par le chemin le plus long ? Rien n’est moins sûr, si l’on considère que le loup est de toute façon plus rapide qu’elle, et qu’il s’agit rien moins que d’aller se jeter dans sa gueule. Autant errer un peu.
À présent, il me semble que le mot « errance », peu employé dans son sens spatial, l’est surtout dans son sens figuré, non pas moral (alors voisin de « perdition ») mais existentiel, chargé de connotations romantiques et de la beauté un peu mystérieuse d’un vers de Racine : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée ». On ne parle pas d’errance à la légère, pour trois pas hors des sentiers battus, quelques minutes le nez en l’air ou une récolte de noisettes sur le bas-côté. Plus qu’une longue chaîne d’atermoiements : une absence de but, un non-itinéraire absent des cartes et des pendules, englobant tout un pan de vie.
En ce sens, l’errance, quand elle n’est pas subie, m’apparaît comme une disposition exceptionnelle, marginale, un choix courageux bien que mélancolique, tant il est difficile de se perdre dans sa propre ville et douloureux, le plus souvent, d’errer dans sa propre vie. L’errance va à l’encontre d’une injonction contemporaine catégorique à avoir un plan, un but, un rêve et à le poursuivre, envers et contre tout. On n’erre pas longtemps dans le système éducatif français : après le baccalauréat on ne voyage pas mais, au moyen d’une plate-forme à laquelle on soumet des vœux, à dix-sept, dix-huit ans, on choisit. Pas plus que dans nos vies on ne tolère longtemps l’errance d’un personnage de fiction et on soupire de soulagement lorsque, succédant à un résumé succinct de son vagabondage, survient la péripétie qui rectifie, redresse et donne sens.
Ainsi, lorsque je pense au mot « errance », j’aime à imaginer un chevalier moderne, sans quête, mauvais personnage d’une fiction qui ne progresse pas – un paumé – sans rêve mais rêveur.
Il faut me croire : ce n’est qu’après avoir achevé cette définition que je suis tombée, par hasard, sur la profession de foi que je cherchais. « Ne point errer est chose au-dessus de mes forces », du faussement distrait mais vrai poète errant Jean de La Fontaine.