Abécédaire

 

 
Béquille
 
 


Augustin Leroy

14/10/2017

 

Voici un mot simple que tout le monde connait et qui, à première vue me laisse indifférent. Une béquille n’est rien qu’un bout de bois pour soutenir… Soutenir qui, quoi ? Je trébuche sur le mot comme sur un pavé et me rattrape à l’idée que j’ai failli manquer : parce qu’une béquille n’avance jamais seule, elle institue toujours un rapport. L’autre jour, je pris le dernier métro et au détour d’un couloir, entre deux contrôleurs en pleine possession de leurs gambettes et un homme très-pressé, une belle béquille maladive fit son apparition et m’invita à danser une valse de boiteux. Au matin, les jambes fourbues, j’appris par la radio que la morte du métro hantait les couloirs, la nuit, sous la forme d’un bâton. Rompue.

À la béquille en effet correspond une démarche, celle de l’être à trois pattes qui avance en claudiquant et qui substitue à l’enchainement appris dès l’enfance, un pied et puis l’autre, le rythme irrégulier d’un mouvement en trois temps. Trois temps, vraiment ? Je n’entends pourtant que l’alternance du bruit mat de la chaussure suivi du choc entre le sol et le bois, le métal ou le caoutchouc – bonne amie, la béquille accompagne l’humain dans son errance technologique. Mais oui, trois temps, je maintiens et je rythme comme suit : un, (  ), trois ! Mon oreille à l’écoute perçoit la part de silence qui habite la foulée du vieillard, du convalescent, de la morte du métro. Ainsi le rythme de la béquille raconte, par métonymie, l’histoire d’une détresse énigmatique ; en même temps, elle témoigne de l’ingéniosité du corps et de l’esprit qui supplémentent le défaut du membre en taillant dans la matière une jambe de substitution sur laquelle la main prendra appui.

Mais le rythme de la vieillesse, de la convalescence et des pas de la morte réclame de l‘écoute qu’elle soit aussi un geste, un égard, un soin. Imaginons que dans une course folle, la béquille s’est rompue. Derrière, ceux qui courent à grandes enjambées de géants pourraient nous attraper, à cause de cette jambe trainante, cassée, inapte. Que faire ? Adopter à son tour le pas de course et laisser derrière le pied brisé ? Faire face, armé de bouts de bâton, et muer le soutien en arme ?

Je préfèrerais donner mon épaule en béquille plutôt que le boiteux en pâture, quitte à être rattrapés par les hommes qui chassent. Le propre d’une béquille humaine est précisément de faire transition entre l’immobilité et la claudication. Le don d’une part de soi à l’autre advient comme condition de relance du bougé, et c’est parce que nos jambes sont cassables que nous inventons des béquilles et apprenons à marcher deux par deux. Boiter encore, boiter mieux. Dans le fond, Œdipe s’est trompé et l’énigme était faussée : personne ne marche à deux pattes au milieu de sa vie parce que le boitement est le rythme à trois temps de l’humaine condition.  Aussi, me relevant avec peine de ma chute, de mon silence, je m’appuie sur une certitude, un élan stable : je est un boiteux qui cherche avec désespoir des béquilles pour passer par la vie.


 

   

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