Abécédaire
Gilbert Cabasso
07/10/2017
Pourquoi m’être engagé, comme un défi, à écrire sur la beauté ? Pour feindre le goût des parcours philosophiques maîtrisés ? J’aime naviguer d’archipels en archipels, confronter leurs reliefs, leurs ressemblances, leurs antagonismes : je quitte Platon, après Nietzsche ou Proust, mais j’y reviens toujours. Le désir y œuvre, m’en rapproche, m’y engage corps et âme, n’en déplaise aux ricaneurs.
Je sais d’un savoir certain que nul ne peut nier avoir été troublé, bouleversé par une forme. Qu’importe qu’elle aille vers l’avènement d’une vérité sensible, qu’un autre lui préfère le surgissement d’une illusion, ou que nous soupçonnions nos goûts d’être les héritiers de nos habitudes familiales, sociales, culturelles, ou qu’on prétende leur avoir échappé dans une fulgurance que rien ne permettait d’anticiper… À l’évidence, un visage, un corps, un masque, un paysage, une œuvre musicale, un jour, nous ont emplis de joie.
Conçoit-on que la beauté ne fasse signe vers aucune ressemblance ? La surprise du nouveau le laisse supposer. Le choc nous atteint parce qu’il nous semble que rien n’annonçait un tel visage, une telle œuvre, comme si nous étions devant eux dépourvus de toute mémoire. Nous nous voudrions toujours disponibles pour la rencontre d’une telle nouveauté. Aussitôt, le retournement s’impose : la rencontre fait date, le plaisir veut son retour, nous cherchons à en répéter le trouble, et se creuse en nous le sillon d’où renaîtra notre désir. Revivre cette rencontre, au plus près de ce qu’une fois nous avons ressenti et dont la recherche oriente notre vie et nous arrache au flux des choses, fait advenir en nous l’idée d’une éternité possible. Je voudrais maintenir ensemble qu’une présence s’impose à nous, suspend le temps et laisse être le devenir dans la plénitude de son existence, comme cette fugue répétée sans fin, dans laquelle je me fonds sans m’absenter aux choses qui vont leur cours. Quelle étrange rencontre que celle d’un plan de cinéma et d’un mouvement de quatuor…Ainsi voudrions-nous que se déploie notre perception du monde.
Certains moments, les plus bouleversants de nos expériences esthétiques, tiennent à ce que nous éprouvons à quel point un abîme nous sépare du Beau. Que pourrions-nous faire, que devrions-nous être pour atteindre à la pure nécessité avec laquelle se développe cette fugue, se révèle la grâce de ce visage, la musique de ce poème, à jamais distincts de ce que nous sommes ?
Ma tentation serait grande de confronter le désir de cette beauté aux épreuves qui nous en séparent, et sont le tissu de nos existences ordinaires, décrépitude, vieillissement, enlaidissement, ou plus douloureusement, parfois, le sentiment durable de sa propre laideur.
Je me souviens de La Collectionneuse d’Éric Rohmer, de ces deux séquences d’ouverture gravitant autour de la beauté : l’une commente une boîte de peinture, jaune, avec des lames de rasoir autour, objet conceptuel et tranchant : l’image même de la beauté. L’autre est un dialogue d’une cruauté mondaine insupportable, au cours de laquelle une jeune et jolie femme élégante, parfaite, condamne irrémédiablement « les gens laids » à se tenir loin d’elle. Nous nous devons, assène-t-elle, de ne pas les fréquenter, de ne pas les voir, de n’avoir pour eux ni sympathie, ni amitié. Pourquoi donc est-ce l’une des scènes les plus douloureuses qu’il m’ait été donné de voir ?
J’éprouve comme une évidence qu’on ne fera jamais son deuil de la Beauté, que ses transfigurations esthétiques multiplieront les formes de sa résistance sans lâcher prise, que les pires expériences de notre histoire n’anéantiront pas ce battement de cœur, de vie, de troubles partagés. Nous n’y renoncerons jamais ; elle demeurera. « Promesse d’un bonheur » ou présence des choses, peu importe : nous ne saurions suspendre nos jugements, ni échapper à l’ardent désir, quelle qu’en soit la nature, qu’ils trouvent l’accord de ceux avec lesquels nous avons à vivre.