Abécédaire
Michèle Rosellini
11/06/2016
« Aimer le sexe » désigne aujourd’hui un goût marqué pour les activités sexuelles et les satisfactions qu’elles procurent. Du XVIe au XVIIIe siècle, on entendait dans le même énoncé « aimer les femmes ». L’usage actuel du mot sexe nous vient de l’anglais, d’expressions comme « to have sex » ou « to make sex ». Il fonctionnalise la désignation de l’organe, qui elle-même n’est pas très ancienne. Furetière indique bien à l’entrée sexe : « Partie du corps humain qui fait la différence du mâle et de la femelle », mais il suggère aussitôt que son emploi se borne à scinder les humains en deux catégories – « Cette personne est du sexe masculin, celle-là du féminin » –, et ajoute qu’employé absolument le terme désigne le genre féminin. Sexe, alors, déterminait l’identité sociale, et avait peu à voir avec la sexualité, notion en soi inexistante.
Confrontés au nombre et à la variété des discours sur le sexe – de la psychologie à la sociologie en passant par le vaste marché du divertissement –, nous pouvons être curieux d’un état de la langue dépourvu de terme générique pour désigner les organes génitaux et l’activité sexuelle. Que fait ce manque verbal à l’expérience de soi et du monde ? La littérature du XVIIe siècle paraît un bon lieu d’observation. Les auteurs qui s’obstinent, en dépit de l’impératif de décence, à représenter la sexualité ont à leur portée deux modes d’expression : soit le foisonnement des signifiants particuliers, qui seront immédiatement ressentis comme obscènes, aussi métaphoriques soient-ils – « Cet engin donc avec quoi les garçons pissent s’appelle un vit, et quelquefois il s’entend par le membre, le manche, le nerf, le dard et la lance d’amour », déclare doctement Suzanne, l’institutrice de l’École des filles – ; soit l’élision de tout signifiant au profit de l’allusion équivoque : c’est la solution que choisit Molière dans la fameuse scène du « le » de l’École des femmes. Dans un cas la censure sévit : le livre est interdit, brûlé, les auteurs arrêtés. Dans l’autre elle tolère la « licence », mais l’auteur n’échappe pas au scandale. Assignée, par ses modes de désignation, au bas corporel, donc au comique, la sexualité comme pratique est exclue du discours honnête. Mais sous l’aspect du désir et du plaisir les genres sérieux sont loin de l’exclure : ils accordent même à ces formes de l’expérience humaine une place décisive.
En témoigne ce passage de La Princesse de Clèves. « M. de Clèves ne trouva pas que Mlle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d’être son amant, parce qu’il avait toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession. » Il s’agit du lendemain du mariage de M. de Clèves avec Mlle de Chartes. La neutralité de l’expression laisse le lecteur sur le seuil de la chambre des époux. Mais, sans assister à la nuit de noce, il peut en saisir les enjeux et l’issue. Il n’a pas à développer pour cela une intuition particulièrement aiguisée, ni à lire entre les lignes, mais juste à entendre la langue dans son exactitude sémantique : si M. de Clèves ne laisse pas d’être l’amant de celle qui est devenue sa femme, c’est qu’il est encore dans l’état d’aspirer à l’obtenir d’elle-même. Il a possédé son corps, selon le consentement octroyé par le mariage, mais ne l’a pas sensuellement touchée. L’émoi qu’il cherchait à lire sur le visage de Mlle de Chartes dans les conversations de leurs fiançailles ne s’est pas d’avantage révélé dans la consommation charnelle. Le récit pose là une pierre d’attente : qui viendra éveiller le désir de cette épouse qui n’a connu du mariage que le devoir ? On ne peut aborder plus clairement la question de la sexualité dans le mariage. Or ce passage n’a éveillé aucune critique, effarouché aucune pudeur. Comment comprendre une telle neutralité de la réception ? On peut noter qu’il n’y a pas eu d’infraction au genre : le désir ne s’y énonce pas sur le registre comique, faute des termes qui l’incarneraient dans les corps. Ne peut-on ajouter qu’il n’y a pas non plus de catégorie de référence – qui serait, précisément, le sexe – pour juger le passage ? le lecteur ne peut y voir une scène de sexe, même éludée.
Il y a, dans Madame Bovary, une évocation analogue du lendemain des noces de Charles et d’Emma : « Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C’est lui plutôt qu’on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que la mariée ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose. » Si la différence d’ethos entre les deux hommes éclate dans ce rapprochement – attention à l’autre chez le prince de Clèves ; enfermement égoïste dans sa propre jouissance chez l’officier de santé – les jeunes mariées manifestent la même impassibilité. Or le procureur Pinard a lu dans ce bref passage le premier indice de l’obscénité du roman. « La couleur générale de l’auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive. […] Voulez-vous voir Madame Bovary dans ses moindres actes, à l’état libre, sans l’amant, sans la faute ? Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose, il y a là déjà un tour de phrase plus qu’équivoque. » L’équivoque est dans le regard du lecteur : elle provient de la catégorie de la sexualité à laquelle il se réfère. Le partage qu’opérait la littérature entre la représentation des pratiques et l’attention au désir est désormais rendu impossible par l’existence de cette catégorie qui allie savoir physiologique et jugement moral. Savoir c’est déjà voir, ou du moins on ne peut savoir sans voir. De cette pulsion voyeuriste contemporaine de l’invention du sexe, comme organe et comme pratique, nait la grivoiserie, qui recycle dans les collections de curiosa les textes obscènes du XVIIe siècle. Le XVIIIe siècle ignorait ce registre : sa licence appelait la franchise plutôt que la délectation coupable de l’entre-soi.