Abécédaire
Michèle Rosellini
26/03/2016
La paralysie est l’état qui me saisit quand se fait imminente la nécessité d’écrire un « abécédaire ». Dans ces moments je me maudis d’avoir consenti – beaucoup par amitié, un peu par forfanterie – à m’engager dans cette entreprise. Car elle n’est pas dans mes cordes, c’est évident. Il ne s’agira pas, bien entendu, d’écrire une définition de dictionnaire, ni même de la parodier. Toute recherche de documentation sera stérile, ou pesamment pédante, au mieux un pré-texte, en rien une matière traitable dans ce genre d’exercice. L’ombre de Deleuze sourd, intimidante, du mot même. Sous la naïveté du vocable enfantin, l’abécédaire ne recèle-t-il pas des exigences redoutables ? Mais non, il ne s’agit pas d’extraire brillamment du mot la densité d’un concept inédit. Ce qui rend l’exercice redoutable, c’est qu’il exige, de moi professionnelle de l’écrit académique, un changement de régime, l’accès à une zone désirée et interdite de l’écriture, que je suis bien forcée de nommer « littéraire ». Là est le tourment. On ne peut vivre quotidiennement dans l’entretien de et avec la littérature, sans aspirer, même très obscurément, à l’expérience littéraire. Mais si l’on s’obstine à commenter, situer, éditer, transmettre les écrits des écrivains, c’est qu’on n’en est pas un soi-même. Alors comment se risquer sur la voie d’une écriture sans programme ni objet, s’autoriser une liberté inscrite dans aucune des formations qu’on a reçues naguère et auxquelles on participe aujourd’hui ?
Mais l’injonction étant plus forte que l’inhibition chez la bien-apprise que je suis, je m’y mets. D’abord à tâtons, et dans une sorte d’affolement. Dans l’indécision, mon esprit bat la campagne, bat des ailes, non pas à la manière des chauves-souris de Baudelaire dans les cachots de la mélancolie, mais comme je l’ai vu faire aux pigeons de mon grand-père quand ils cherchaient à se faufiler dans l’une des minces meurtrières du pigeonnier d’où filtrait la lumière. L’idée d’abord informe est cette faible lumière vers laquelle je me dirige. Par des phrases malhabiles, tortueuses, puis se rectifiant et s’allégeant sous l’impulsion de mots survenus sans y penser. La phrase qui se construit ainsi dans le suspens de la volonté de démontrer forme l’idée, et celle-ci, par sa séduction naissante, appelle à l’existence d’autres phrases que la scriptrice timide que je suis a soudain désir de former. Ainsi le texte s’écrit, dans l’éclipse de la maîtrise. Pourtant je ne me suis pas éclipsée : je suis là, le sentiment subjectif d’être-là est puissant.
Et le texte achevé, l’exercice accompli, qui a révélé chez l’écrivante des ressources qu’elle ne se connaissait pas, et surtout un plaisir ignoré, la paralysie de l’écriture forcée s’ouvre à la gratitude envers qui l’a commandée, attendue, permise.