Conversation critique n°18

 

 

Le passage qui suit se trouve au début du livre de Judith Butler consacré à la lecture d’Antigone, la tragédie de Sophocle où la jeune femme, fille de l’amour incestueux d’Oedipe pour sa mère Jocaste, revient à Thèbes ravagée par la guerre civile. Son frère, Polynice, accusé d’être l’instigateur de la guerre, a été considéré comme un traître, avant d’être tué. Créon, souverain de Thèbes et oncle d’Antigone, a refusé d’inhumer le cadavre de Polynice. Antigone se révolte contre ce décret et s’expose à la mort pour obtenir le droit d’enterrer son frère. Après avoir résumé les principales thèses (Hegel, Lacan et les féministes, représentées par Luce Irigaray), Butler tente d’affirmer sa singularité en questionnant l’opposition entre parentalité et Etat, héritée du commentaire de Hegel sur Antigone, pour penser une Antigone queer transgressant à la fois les normes sociales du genre et de la parenté.

« L’héritage hégélien de l’interprétation d’Antigone semble supposer la séparabilité de la parenté et de l’État, même s’il installe une relation essentielle entre eux deux. Ainsi, tous les efforts interprétatifs pour mettre en scène un personnage représentatif de la parenté ou de l’État tendent à vaciller et à perdre cohérence et stabilité [1]. Cette vacillation porte à conséquence, non seulement sur les efforts pour déterminer la fonction représentative de tout personnage, mais aussi sur ceux pour penser la relation entre la parenté et l’État. Une relation qui, comme j’espère le montrer, est pertinente pour nous qui lisons cette pièce dans un contexte contemporain au sein duquel la politique de la parenté a conduit ce qui était un dilemme occidental classique à sa crise actuelle. Car deux des questions que pose la pièce sont, l’une, de savoir s’il peut y avoir parenté – et par « parenté », je n’entends pas la « famille » sous quelque forme que ce soit, - sans le support et la médiation de l’État ; et l’autre, s’il peut y avoir Etat sans la famille en tant que support et médiation. Plus encore, quand la parenté en vient à constituer une menace pour l’autorité de l’État et que l’État lui-même s’engage dans une lutte violente avec la parenté, ces deux termes peuvent-ils encore soutenir leur indépendance l’un vis-à-vis de l’autre ? Ceci devient un problème textuel de quelque importance lorsque Antigone apparaît dans toute sa criminalité pour parler au nom du politique et de la loi : elle absorbe le langage même de l’État contre lequel elle se rebelle, et le sien devient alors une politique qui fait montre, non pas d’une pureté oppositionnelle, mais d’une scandaleuse impureté.

Quand j’ai relu la pièce de Sophocle, j’ai été impressionnée de façon perverse par l’aveuglement qui pèse sur ces interprétations. En effet, l’aveuglement présent dans le texte – celui du garde, celui de Tirésisas – semble se répéter invariablement dans les lectures partiellement aveugles de ce même texte. Opposer Antigone et Créon comme la rencontre entre les forces de la parenté et celles du pouvoir d’État ne parvient pas à prendre en compte comment Antigone s’est déjà séparée de la parenté, elle-même fille d’un lien incestueux, elle-même vouée à un amour impossible et incestueux pour son frère, amour qui a d’emblée un goût de mort : comment ses actions obligent les autres à la voir « masculine », et jettent ainsi le doute sur la façon dont la parenté pourrait soutenir le genre ; comment son langage s’approche paradoxalement au plus près de celui de Créon, celui du langage de l’autorité souveraine par la seule vertu de ses liens de parenté qui le mettent en position de successeur : comment il devient, semble-t-il, émasculé par la méfiance d’Antigone et, pour finir, par ses propres actions abrogeant d’un coup les normes qui assuraient sa place dans la parenté et dans la souveraineté. Le texte de Sophocle rend bien clair que les deux sont métaphoriquement impliqués l’un par l’autre de diverses façons qui toutes suggèrent qu’il n’y a pas, en fait, d’opposition simple entre eux. De plus, dans la mesure où les deux figures de Créon et d’Antigone sont liées en chiasme, il est clair qu’il n’est pas aisé de les séparer et que le pouvoir d’Antigone, pour autant qu’il s’étend jusqu’à nous, a à voir, non seulement avec la façon dont la parenté effectue ses revendications à l’intérieur du langage d’État, mais aussi avec la déformation sociale à la fois de la parenté idéalisée et de la souveraineté politique, déformation qui émerge comme une conséquence de son acte.

Dans cet acte, elle transgresse à la fois les normes de genre et de la parenté, et bien que la tradition hégélienne voie dans son destin un signe évident d’une transgression nécessairement ratée et fatale, une autre lecture est possible dans laquelle elle représente le personnage socialement contingent de la parenté, jusqu’à devenir l’occasion, répétée dans la critique littéraire, de considérer cette contingence sous l’angle d’une nécessité immuable ».

(…)

Il est assez remarquable qu’à la fois l’acte d’enterrement perpétré par Antigone et sa méfiance des mots fournissent les occasions où elle est dite « virile » par le Choeur, Créon et les messagers. De fait, Créon, scandalisé par la méfiance d’Antigone, s’exclame : « Tant que je vivrai, ce n’est pas une femme qui me fera la loi » (525), suggérant que, si elle le commande, il mourra. Et à tel autre moment, il parle avec colère à Hémon qui s’est rangé contre lui, aux côtés d’Antigone : « Ah ! Quelle bassesse ! Se mettre aux ordres d’une femme » (740). Un peu plus tôt, il parle de sa peur d’être réduit par elle à l’impuissance : si les pouvoirs qui ont conduit à cet acte restent impunis, « désormais, ce n’est plus moi, mais c’est elle qui est l’homme (aner) » (484). Antigone semble ainsi assumer la forme d’une certaine souveraineté masculine, une masculinité qui ne peut être partagée, qui exige que son autre soit à la fois féminin et inférieur. Mais une question persiste : s’est-elle vraiment approprié cette masculinité ? A-t-elle franchi une frontière au sein du genre de la souveraineté ?

Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, EPEL, 2003, Paris, trad. Guy Le Gaufey, p. 13-17.

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[1]  Pour une discussion intéressante sur la question du glissement de l’identification du public en relation avec la pièce, voir « l’introduction » de Mark Griffith à Sophocle’s Antigone, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p . 56-66.

 

 

 02/04/2022

 

 

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