Conversation critique n°17.1

 

 

Comme tout ce qui naît de la condition noire, ce livre est enfant de l’amour des miens et de la témérité du désespoir. Il porte témoignage de cette contradiction ; comme une oscillation, un clignotement, entre l’œil ubiquitaire de la négrophobie moderne et l’allégresse infinie de l’éclat de rire de ma fille. Jamais, sans doute, la philosophie n’agrippera l’intensité de cet écartèlement. Frantz Fanon, qui l’a remarquablement décrit dans Peaux noires, masques blancs, dut multiplier les métaphores : « Le Martiniquais est un crucifié. Le milieu qui l’a fait (mais qu’il n’a pas fait) l’a épouvantablement écartelé ; et ce milieu de culture, il l’entretient de son sang et de ses humeurs. Or le sang du nègre est un engrais estimé des connaisseurs.[1] » La Dignité ou la mort se propose comme un effort en direction d’une compréhension, peut-être impossible, de la dimension éthique de la mort et de la vie noires à l’époque moderne. Son projet est l’écho des débuts du mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis ; du développement, remarquable, en France, du militantisme contre les crimes policiers, en particulier, et la violence de l’État en général ; du bouillonnement d’un antiracisme politique décolonial radical ; du spectacle d’un traitement de plus en plus avilissant réservé par les Etats-nations européens aux exilés d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, contraints de fuir les conséquences de l’impérialisme ; de la détresse sociale à laquelle sont aujourd’hui abandonnés les prolétaires et sous-prolétaires noirs, asiatiques ou maghrébins du Nord global. S’il n’est pas une intervention directe dans la conjoncture dessinée par ces conflits, ce travail a été rendu nécessaire par son époque et par le diagnostic qu’elle impose : la condition noire actuelle est définie par l’indigne. […]

Une éthique de la dignité

La théorie et la politique décoloniales, d’une part, et la philosophie africana, de l’autre, ont en commun de placer à leur fondement l’expérience et la réalité de la déshumanisation. C’est à partir de cette origine commune que s’est construite l’interrogation éthique qui constitue la trame de La Dignité ou la mort. En recourant à la vénérable notion d’éthique, je ne réfère ni à quelque soumission à une règle morale, telle que l’avait définie la philosophie moderne[2], ni à une manière de construire sa propre subjectivité, selon une acception propre à la philosophie contemporaine[3]. L’obéissance à la loi aussi bien que l’esthétique de soi ne deviennent accessibles qu’à partir du moment où la constante menace d’une destruction de l’existence est contenue. Pour l’approche afro-décoloniale, familière d’une histoire moderne où les corps des esclaves et des colonisés furent soumis à une maltraitance constante, l’éthique est confrontation à l’administration de l’opposition entre l’humanité et son déchet. Comme l’écrivit le théologien de la libération noire James H. Cone, sur l’œuvre duquel on reviendra longuement dans le cinquième chapitre de ce livre,

la résistance était la capacité à créer beauté et valeur à partir de la hideur de l’existence de l’esclave. La résistance a fait de la dignité bien davantage qu’un simple terme à analyser philosophiquement. La dignité était une réalité qui ne pouvait qu’être déterrée hors de la merde de l’environnement blanc ; elle se fondait sur les rapports que les esclaves entretenaient avec leurs frères et sœurs noirs. Les Blancs accomplissaient ce qu’ils appelaient dignité dans la mise en esclavage des Africains noirs ; leur importance se mesurait au nombre d’Africains qu’ils asservissaient[4].

Dans la continuité de cette analyse, le terme de dignité -pierre angulaire de l’éthique – recouvrira dans ce livre deux acceptions distinctes mais indissociables. Premièrement : une notion primordiale d’ontologie politique, qui relève de la délimitation de l’humain et de l’inhumain. En ce sens, la question de savoir qui est digne équivaut à la question de savoir qui est tenu pour authentiquement humain. La seconde notion, qui découle de la première, porte sur les revendications militantes de la dignité, comprises comme des incarnations et des redéfinitions vécues et incorporées de sa propre humanité et de celle du groupe marginal auquel on est identifié. La politique, au sens de l’engagement militant, est un moment constitutif de l’éthique noire. En effet, la dignité fait partie de l’arsenal conceptuel de nombreux mouvements anti-impérialistes, traduisant la radicalité de revendications qui portent sur l’humaine condition elle-même. Ainsi la rencontre-t-on en conclusion d’un intense éditorial publié dans l’organe de presse du Black Panther Party : « Non ! The Black Panther n’est pas un journal comme les autres. C’est la chair et le sang, la sueur et les larmes de notre peuple. C’est l’histoire du Passage du Milieu, de Denmark Vesey, de Nat Turner, de Harriet Tubman, de Malcolm X et d’innombrables autres opprimés qui ont fait passer la liberté et la dignité avant l’intérêt personnel[5]. » Ici, la revendication de dignité s’appuie sur l’épaisseur d’un passé, que la souffrance dispute à la révolte, preuve de la possibilité de la liberté là même où rien ne semble pouvoir le soutenir.

Dans le contexte français, une même nécessité de se réapproprier le passé, sans succomber à l’hébétude d’une autocélébration folklorique, présida à la fondation du Mouvement des indigènes de la République. Sa proposition fondamentale était que, bien que le Code de l’Indigénat ait été formellement aboli, l’existence des descendantes et descendants de l’immigration postcoloniale demeurait emmuré dans une sous-citoyenneté. En 2006, Sadri Khiari, son principal théoricien, s’appuyait sur le concept de dignité pour en formuler le projet :

En vérité, l’autodéfinition comme « indigène » ne constitue pas vraiment un retournement de stigmate. Les idées d’orgueil ou de fierté d’être indigènes nous sont étrangères. […] Nous accepter nous-mêmes, retrouver notre dignité d’êtres humains, est notre programme. […] L’identité indigène, si elle existe, est une identité de mémoires broyées, déformées ; une mémoire de l’oppression subie par les ancêtres et qui se continue, renouvelée, dans le pays d’« accueil », ce même pays qui a colonisé la terre d’origine, massacré, mis en esclavage ou contraint à l’exil ses populations.[6]

Ce n’est certainement pas un hasard si des manifestations notamment vouées à protester contre les crimes policiers comme la Marche pour la dignité et contre le racisme du 31 octobre 2015 et la Marche pour la justice et la dignité du 19 mars 2017 ont adopté de tels noms. La fréquence de l’usage d’un même concept face à des situations certes non similaires mais comparables m’a semblé représenter bien davantage qu’une simple coïncidence de vocabulaire : un tonalité existentielle commune, née de la nécessité de braver des circonstances forgées par la violence. Ce livre est né de l’intuition que lorsque le mot dignité résonne dans les rues, scandé par des manifestants révoltés par les crimes policiers, lorsqu’il est mobilisé par des activistes mus par une volonté de restituer une humanité niée, il revêt une signification hétérogène à celles qu’a pu recouvrir ce terme dans les traditions philosophiques et politiques européennes. Le point de vue afro-décolonial permet de poser dans toute sa radicalité la question de la signification de la notion d’être humain : depuis son bord. C’est pourquoi le sens de la dignité, considéré dans cette perspective, ne saurait être similaire à celui que lui confèrent des philosophes européens qui tiennent pour acquise leur propre appartenance à une humanité glorieuse. L’une des tâches de la pensée afro-décoloniale est de lire la pensée, l’éthique et la politique européennes dans leurs limites.

A l’échelle globale, de nombreux mouvements sociaux de ces dernières années se sont cristallisés autour du mot d’ordre de l’indignation. « L’indignation issue de l’expérience de ces frustrations, du manque de respect et du sentiment de ne pas être entendu s’est transformée en une affirmation de la dignité dans des révoltes et des mobilisations. Elle est à la fois une affirmation personnelle, une exigence d’être traité avec respect par les institutions et d’être entendu par les gouvernements[7]. » L’objet de La Dignité ou la mort est de montrer que la dignité présente un autre visage lorsqu’elle émerge d’une histoire de la déshumanisation dont les acteurs se heurtent à une impossibilité structurelle d’avoir une voix audible. Son enjeu est ainsi de compliquer, pour mieux les compléter, les généalogies européennes de la dignité qui l’inscrivent comme un élément constitutif, bien que plus ou moins oppositionnel ou paradoxal, de la démocratie libérale.

Pour cette raison, une part significative de ce livre est consacrée à la critique afro-décoloniale de certaines formes dominantes de philosophie sociale et de théorie politique contemporaine. Toutes les œuvres en question, je les abordai d’abord de bonne foi, en quête de réponses aux questions qui m’assaillaient du dedans de la condition noire : le racisme, l’histoire coloniale et esclavagiste, la mort sociale. Je dus me rendre à l’évidence : ce n’était pas seulement que ces auteurs ne traitaient pas des problèmes qui me hantaient. Ils en parlaient comme malgré eux, en les défigurant. Les colonisés, et singulièrement les Noirs, ne sont que très rarement étudiés pour eux-mêmes dans la théorie critique contemporaine ; et jamais sans arrière-pensée. Ils sont les victimes collatérales de raisonnements qui les traitent, au mieux, en seconds rôles et, au pire, en éléments de décor jetés là pour parfaire une trame historique, apprêter un exemple, épicer une démonstration. Je l’ai senti, d’abord ; je l’ai pensé, ensuite ; je l’ai théorisé, enfin. Fanon, comme d’autres auteurs de la tradition radicale noire, n’avait lui-même eu d’autre choix que la polémique pour entrer en philosophie. Les pages de Peau noire, masques blancs le voient aux prises avec Sartre et Hegel, en lutte contre Octave Mannoni, René Maran et Mayotte Capécia, se débattant avec Adler et Freud. C’est qu’il n’y a pas de place pour le Nègre dans la vie de l’esprit ; la seule option est celle du passage en force. Malgré la valeur que je reconnais aux recherches des théoriciens postcoloniaux ou poststructuralistes qui puisent aux sources des paradigmes de la philosophie post-lacanienne ou de la déconstruction, nonobstant l’inspiration que j’ai tirée de leurs travaux et ma dette à leur égard, je ne m’inscris pas dans leur lignée. Comme l’a souligné Lewis Gordon, pour faire preuve de leur pertinence dans l’étude de la condition noire, de telles théories doivent avant tout être interrogées quant à leur propre solidarité avec le racisme et la colonialité ; c’est-à-dire être passées au crible de la théorie critique noire elle-même. Il n’est pas question ici d’ostraciser ou de mettre à l’index la philosophie européenne, mais bien d’apprendre à la lire de nos propres yeux, notre propre chair et notre propre intelligence. Comme l’écrivit Fanon, au détour des remerciements de sa thèse de médecine, « la philosophie est le risque que prend l’esprit d’assumer sa dignité[8] ».

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[1] Fanon Frantz, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 237.

[2] Kant Emmanuel, Critique de la raison pratique (1788), trad. François Picavet, Paris, PUF, 2012.

[3] Foucault Michel, Histoire de la sexualité, t. 3, Le Souci de soi (1984), Paris, Gallimard, 2001 ; Butler Judith, Le Récit de soi (2005), trad. Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier, Paris, PUF, 2007.

[4] Cone James H., The Spirituals and the Blues (1972), Maryknoll, Orbis Books, 1991, pp. 27-28. C’est Cone qui souligne.

[5] Williams Landon, « The Black Panther, miroir du peuple » (1970), in Foner Philip S. (dir. ), All Power to the People. Textes et discours des Black Panthers (1970), trad. collectif Angles morts, Paris, Syllepse, 2016, pp. 47-48.

[6] Khiari Sadri, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieues, Paris, Editions Textuel, 2006, p. 102.

[7] Pleyers Geoffrey et Glasius Marlies, « La résonance des "mouvements des places". Connexions, émotions, valeurs », Socio, n. 2, 2013, p. 69.

[8] Fanon Frantz, Ecrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, La Découverte, 2015, p. 168.

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Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Ethique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019, p. 9-10 et 24-28.

 

Benoît Autiquet

 02/04/2022

 

Dans ce livre d’Ajari, tout me touche, et pour le dire rapidement : le fond comme la forme. D’abord, son écriture est limpide, même dans les discussions les plus ardues : c’est par un style presque classique qu’en tant que philosophe noir, il prend « le risque d’assumer sa dignité ». Mais c’est autant sa clarté que sa conscience des limites du langage conceptuel qui m’attache à cette écriture. Les métaphores de Frantz Fanon, par lesquelles il décrit la condition du Martiniquais, attestent que la description de « l’écartèlement » de la condition noire doit prendre d’autres voies que celles du concept. Ailleurs dans le livre d’Ajari, ce sont les récits autobiographiques d’esclaves des XVIIIe et XIX e siècles qui deviennent des modèles possibles « pour repenser la façon dont la philosophie sociale pourrait s’écrire aujourd’hui », puisque « pour écrire la vie indigne, il importe de la connaître affectivement, d’y être lié ». Autrement dit, la redéfinition éthique de la « dignité » est inséparable d’une réflexion sur le style : que la dignité doive, pour les noirs, « être déterrée hors de la merde de l’environnement blanc » (et ce depuis les Etats-Unis esclavagistes jusqu’à l’Europe néo-coloniale) va de pair avec une réflexion sur le langage philosophique. Celui-ci ne saurait être, sur un mode kantien, un style immédiatement rationnel, mais puisqu’il est la « traduction intelligible d’[un] cri », il doit se constituer comme un « agencement de registres et de modes de pensée divers et hétérogènes[9] ». Alors peuvent se rencontrer, à l’intérieur d’un texte qui n’abandonne jamais son exigence conceptuelle, un éditorial du Black Panther Party, la prose politique de Sadri Khiari, la théologie de James H. Cone – et, ailleurs dans le livre, la chanson Strange Fruit de Billie Holliday[10] ou le rap de Jok’Air[11]. La « vénérable » philosophie éthique se bigarre de textes bien moins dignes qu’elle, et ainsi, me semble-t-il, elle s’enrichit.

Pourtant, mon adhésion tant à la manière de redéfinir la dignité qu’à la manière de l’écrire, est comme barrée par la surdétermination sociologique, et plus précisément raciale, de la question éthique dans ce livre : ce qui caractérise cette dignité conquise et non acquise, c’est qu’elle est « noire », et plus largement « indigène ». En quoi cette œuvre peut-elle me concerner, moi qui ne fait pas partie des « descendantes et descendants de l’immigration postcoloniale », qui ne suis pas « emmuré dans une sous-citoyenneté » ?

Il faut bien avouer qu’ici, ma main hésite un peu. Dans ma tête s’enchaînent les souvenirs et les énoncés qui, de manières différentes, condamnent tous la question que je viens de poser avant même que je tente d’y répondre. Un souvenir : durant mes années d’étude, j’ai été membre d’un syndicat qui a aidé à l’organisation d’une grève des femmes de ménage de notre université. Dans cette collaboration, l’enjeu de la race était important, puisque les membres du syndicat étaient tous-tes des étudiant-es blanc-hes, et les femmes de ménage à peu près toutes racisées. La question s’est posée de la façon dont nous pouvions témoigner de cette lutte. Une camarade a proposé de tourner un documentaire sur la grève, dont les femmes de ménage seraient le centre. Mieux encore, a ajouté une autre, il faudrait leur donner la caméra, pour qu’elles soient elles-mêmes les autrices de ce témoignage. J’ai alors suggéré que ce serait bien, d’autant qu’elles pourraient nous filmer, nous les étudiant-es, et la manière dont cette lutte nous change ; nous serions ainsi renseignés sur la manière dont elles nous perçoivent, dont elles se lient à nous. Vive réaction d’une de mes interlocutrices : nous, les intellos blancs (et tout particulièrement moi, un homme cisgenre), on nous voit assez sur les écrans. L’important est que ces femmes trois fois opprimés, dans les rapport de production, de sexe et de race, produisent leurs propres images et y apparaissent. Autrement dit, la manière dont des militant-es blanch-es sont concerné.e.s par les luttes des racisées n’a pas d’intérêt, puisque l’urgence politique d’une dignité à conquérir n’est pas de leur côté.

Par ailleurs, d’autres voix participent à mon dialogue intérieur, mais moins clairement, car je les ai fréquentées de moins près. Je pressens par exemple qu’à droite ou à l’extrême-droite, on rirait de la propension du « bobo » que je suis certainement à admirer les écrits d’un philosophe noir qui nie la définition a priori universelle de la dignité, telle qu’on la trouve chez Kant par exemple. N’est-ce pas bien la preuve qu’une certaine gauche française, culpabilisée par une idéologie victimaire, renonce à l’universel qui est sa vocation pour se plier au chantage des « indigénistes » ? Bref, en posant la question de la manière d’être concerné comme blanc par un texte que j’admire et qui traite d’un point de vue noir de la dignité noire , j’ai l’impression de m’engager sur une crête un peu périlleuse. Mais essayons.

Et d’abord, rouvrons le livre d’Ajari à une autre page, où sa définition de la dignité s’ouvre à l’universel. Il y discute de l’interprétation qu’a donnée la philosophie occidentale de la néoténie de l’homme – c’est-à-dire de son incomplétude et de sa faiblesse originaire. Si l’on suit le mythe prométhéen, ou des philosophes comme Pic de la Mirandole ou, plus récemment, Agamben, cette néoténie se convertit en liberté et puissance, puisqu’elle est la cause de la capacité humaine à l’auto-formation et à la maîtrise de la nature par la technique. Or, du point de vue noir, avance Ajari, cette définition n’a aucune réalité : lorsque la survie même est toujours précaire, toujours menacée par les esclavagistes ou les bavures policières, la conquête de la dignité se définit avant tout comme « désir et pouvoir de maintenir la mort à distance », et comme le « rejet de l’indigne ». « Tel est le noyau conceptuel de la dignité, ajoute-t-il : elle ne se révèle qu’au contact de la négativité sociale et elle est elle-même négativité, c’est-à-dire refus actif, destructeur ou transformateur de ce qu’il refuse[12] ».

Mais pour en arriver à cette opposition conceptuelle entre une dignité occidentale, acquise à tout homme en vertu de sa puissance, et une dignité noire ou indigène, à conquérir par un groupe à travers la lutte contre son indignité construite socialement, Ajari a dû, me semble-t-il, tailler sur mesure et à son usage la notion de « dignité » occidentale. La chose est pour moi particulièrement claire lorsque je considère, avec les yeux du spécialiste du XVIe siècle que je suis, le sous-chapitre qu’Ajari consacre à la « dignité » selon Pic de la Mirandole – qui fait lui-même partie du premier chapitre du livre, « Décoloniser la philosophie morale », où l’auteur reprend l’histoire blanche de la notion de « dignité » pour en faire ressortir l’abstraction et la « mauvaise foi ». Pic, souligne Ajari, n’insiste pas seulement sur la plasticité de la condition humaine, c’est-à-dire sur la capacité humaine à s’auto-former comme il le souhaite, à être un « caméléon[13] » ; il s’agit aussi que, par cette capacité même, l’homme dépasse les anges dans la hiérarchie des êtres, et devienne l’égal de Dieu. Or, cette divinisation mirandolienne de l’homme a pu, dans certains cas, être utilisée pour « dénigr[er] des modes d’écriture, de symbolisation et de transmission de connaissances propres aux Amérindiens[14] ». La divinisation de l’homme (blanc) et la constitution de groupes raciaux indignes vont de pair.

Il est difficile, cependant, de ne pas penser au contre-exemple majeur de Montaigne en lisant ces lignes. Il est bien connu qu’il a nettement critiqué la propension des Européens à s’arroger une dignité supérieure aux Amérindiens[15]. Et ce n’est pas un hasard si ce même auteur ne cesse de déclarer qu’il a une piètre idée de l’homme en général, mais aussi de lui-même et de ses propres écrits. Où situer Montaigne dans l’histoire occidentale de la « dignité » et de sa « mauvaise foi [16]» que propose Ajari ? Certes, il serait absolument intenable de définir la « négativité » à laquelle doit s’affronter la dignité montaignienne comme « sociale » : il est blanc, riche, noble, et en est fier. Si l’on cherche les sources de cette constante humilité du texte de Montaigne, on les trouvera plus sûrement du côté de la psychanalyse[17]. Mais par ailleurs, à lire les Essais, on s’aperçoit bien vite que l’indignité individuelle tend à déborder, et concerne en fait l’ensemble de la société de son temps[18] : par rapport au temps « de nos pères », l’époque que Montaigne traverse – celle des guerres de religions – est très nettement décrite comme une période de décadence, voire même d’effondrement. Bref, la dignité montaignienne doit s’affronter à une « négativité » individuelle, mais aussi à une « négativité » historique ou politique. L’« indigne » montaignien, pour n’être pas « social » au sens où l’entend Ajari, n’en a pas moins une dimension collective.

Il se trouve donc, me semble-t-il, qu’un auteur majeur de cette tradition « occidentale » dénoncée par Ajari a pourtant écrit un livre qui a permis, pour lui-même et pour son époque, « de maintenir la mort à distance ». L’imminence de la mort et de la destruction n’avait certes pas de causes raciales, et elle n’avait pas l’intensité de celle qui menaçait les esclaves sur la plantation ; mais elle était pourtant bien présente, et elle faisait peser un poids terrible sur les consciences individuelles durant les guerres civiles[19]. Du coup, la nécessité de « décoloniser la philosophie morale », avancée dès le premier chapitre du livre d’Ajari, me semble devoir être un peu suspendue, dans la mesure où, en faisant entrer le conflit colonial dans une histoire longue de la pensée, elle fige l’identité d’une « philosophie morale » qui a de très nombreuses facettes. Et je ne vois pas pourquoi la philosophie d’Ajari, toute décoloniale soit-elle, devrait se priver des mots de Montaigne, qui permettent – à l’égal de ceux d’autres auteurs – , de décrire quelque chose comme une dignité conquise sur l’« indigne », et de découvrir éventuellement une filiation occidentale de cette définition de la dignité.

Et je ne vois pas non plus pourquoi, tout blanc et spécialiste d’une partie de la littérature occidental que je sois, je devrais me priver des mots d’Ajari et de ceux de tous les auteurs et philosophes qu’il me fait découvrir. Car à une époque où l’on se plaît souvent à décrire l’humilité montaignienne comme une fausse humilité toute rhétorique, qui n’est jamais que la manifestation d’une personnalité aristocratique[20], il est bon de se rappeler que la dignité d’auteur ne sert pas simplement à conforter une dignité sociale déjà acquise, mais qu’elle se conquiert bien souvent sur « l’indigne » qui menace, à une échelle individuelle ou collective, l’intégrité psychologique et physique de l’être humain[21].

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[9] Toutes les citations qui précèdent sont extraites de la sous-partie du livre de Norman Ajari La Dignité ou la mort. Ethique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019. La sous-partie s'intitule « Écrire la vie indigne (une épistémologie) », p. 68-75.

[10] Id. , p. 179

[11]  Id. , p. 231.

[12]  Id. p. 162-165.

[13] Cf. Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme. De hominis dignitate, trad. Y. Delègue, Editions de l’éclat, 2016, p. 9 : « Qui n’admirerait notre caméléon ? ».

[14]  N. Ajari, id., p. 45.

[15]  Cf. Montaigne, Les Essais, I, 31, « Des Cannibales », éd. E. Naya, D. Reguig-Naya, A. Tarrête, Paris, Folio Classiques, 2009, t. I, p. 392-410.

[16]  N. Ajari, Id., p. 164.

[17] Sur l’idéalisation du père et la lutte qu’elle occasionne au sein des Essais, cf. le très beau texte de F. Garavini, récemment republié : « Le livre parricide », dans Monstres et chimères (1993), Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 63-85.

[18] Dans ce texte par exemple, les Essais apparaissent comme le « symptôme » du temps troublé des guerres civiles : « il y devrait avoir quelque coercition des lois, contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants : On bannirait des mains de notre peuple, et moi, et cent autres. Ce n’est pas moquerie. L’écrivaillerie semble être quelque symptôme d’un siècle débordé : Quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en trouble : quand les Romains tant, que lors de leur ruine ? » (Montaigne , id., t. III, p. 236).

[19] Sur le rôle de l’angoisse eschatologique durant les guerres civiles de religion, cf. D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion vers 1525-vers 1610 , Paris, Champ Vallon, 1990.

[20] Cf. F. Goyet, Les Audaces de la Prudence, Paris, Classiques Garnier, 2012.

[21] Pour une théorie de la littérature, et plus généralement de la culture, qui s’appuie sur la néoténie propre à l’homme, cf. H. Merlin-Kajman, L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité,Genève, Ithaque, 2016, p. 369 sqq.

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