Saynète n° 16
« Quelqu’un, à qui j’avais parlé de son manuscrit d’une façon hâtive et banale, m’écrit : “Vous parlez pour ne rien dire.” Il ne sait pas que « parler pour ne rien dire » veut dire quelque chose. En l’occurrence, cela signifiait : “Pour l’heure je suis fatigué, je ne veux pas vous blesser, en vous donnant à croire, par mon silence, que j’ai mauvaise opinion de votre texte.”
— Eh bien, moi, je préfère la franchise.
— Mais le Neutre ne peut se dire franchement. Et puis, au fond, la politesse est plus généreuse que la franchise, car elle signifie qu’on croit à l’intelligence de l’autre : on lui fait confiance : il va comprendre. — Et s’il ne comprend pas ? — On écrit ceci, car il faut toujours défendre son éthique. »
Roland Barthes, « Politesse », dans La Chronique (1979). Repris dans Œuvres complètes, tome V, éd. Éric Marty, 2002, p. 638.
Lise Forment
09/05/2015
1. « On écrit ceci, car il faut toujours défendre son éthique ». Ainsi pourraient se justifier nos saynètes plus ou moins civiles, ces morceaux de littérature que nous exposons et commentons, à la manière de Barthes glosant ici une situation quotidienne.
Situation quotidienne ? Le souvenir littéraire est pourtant évident, livré à « l’intelligence de l’autre ». Alceste et le sonnet d’Oronte. Contre la franchise incivile d’Alceste, la généreuse politesse de Roland-Philinte. Mais la scène racontée par Barthes dit davantage encore, car elle insiste, au-delà du jeu intertextuel, sur la vie, toujours hâtive, souvent banale, et la nécessité de maintenir notre attention à l’autre. Même fatigué. Même agacé. Parler pour ne rien dire / pour ne pas blesser / pour signifier à l’autre qu’on le considère. Y compris lorsqu’on n’a pas beaucoup de considération pour ce qu’il écrit, dit ou fait…
L’éthique à défendre – la morale, si l’on n’a pas peur du grand mot –, ne s’étend peut-être pas au-delà : un geste a minima, mais un geste, tout de même.
2. Mais.
C’est fatal. Je me mets dans les bottes de l’écrivain en herbe. Le silence blesse, déchire… la flèche décochée par la formule toute faite n’est-elle pas aussi redoutable ? Au silence je tremble, au cliché je m’aplatis.
3. Mais encore.
Dans un autre texte (OC, II, 275), Barthes raconte la délicate écriture d’une lettre de condoléances qu’il adresse à un ami endeuillé. Si les conventions sociales se satisfont du cliché – « le message pourrait en somme se réduire à un simple mot “Condoléances” » –, l’amitié réclame une autre communication, plus « originale » ou « indirecte », plus littéraire, qui dise « la chaleur même de ma compassion ». Mais que demanderait la civilité ? La formule toute faite lui suffirait-elle ? Je ne le crois pas. Même conçu a minima, aussi formel soit-il, le geste civil est autre que conventionnel. Il n’est pas pure formalité.