Saynète n° 12
« Monseigneur, nul ne peut être plus fidèle témoin du juste sujet de ma douleur que vous : c'est pourquoi, Monseigneur, je vous supplie très humblement de pardonner à mon ressentiment si je vous convie par ce billet de me faire tant d'honneur que je me puisse voir l'épée à la main avec vous, pour tirer raison de la mort de mon père. L'estime que je fais de votre courage me fait espérer que vous ne mettrez pas en avant votre qualité pour éviter ce à quoi votre honneur vous oblige. Ce gentilhomme vous mènera au lieu où je suis avec un bon cheval et deux épées, desquelles vous aurez le choix et si vous ne l'avez pour agréable, je m'en irai partout où vous me commanderez. »
Luzs, Le Mercure Français, 1613, vol III, p. 49.
Tiphaine Pocquet
14/03/2015
« Monsieur, nul ne peut être plus fidèle témoin du juste sujet de ma douleur que vous ». Le cartel commence comme la plainte d'un amant déçu, un billet d'amour ou d'amitié. Une légère hésitation cependant, ce mot de « témoin » dont le sens juridique latent allume une brève lueur de doute. Et cette dernière phrase encore : « je m'en irai partout où vous me commanderez », une attention agréable à l'égard de celui qui n'est autre que le puissant duc de Guise.
Il y aurait là un modèle du genre, une demande de duel comme une demande d'excuse, un appel à l'honneur, une reconnaissance du courage de l'adversaire. L'éloge superlatif du destinataire témoigne ici d'un sens aigu des hiérarchies. Et pour cause, le fils Luzs qui vient de perdre son père en duel contre Guise demande réparation à ce grand prince, un mois de janvier 1613, soit quelques jours après le nouvel édit interdisant les duels. La civilité du billet dit bien le rapport de force latent et l'infériorité sociale de Luzs. Et pourtant, sous les compliments appuyés s'entend la mise en demeure pressante. Le billet dépense des mots comme pour inviter Guise à mieux payer la dette du sang. Les éloges tissent ainsi un savant filet d'« obligation ». Ce beau mot du XVIIe siècle qui dit aussi bien la nécessité impérieuse que la civilité et la courtoisie de l'obligé.
Entrant dans un système d'échange complexe, le billet se veut tout entier un pont jeté entre le plaignant et son adversaire. Mais on relit ce texte sans pouvoir s'empêcher de s'arrêter toujours sur « le fidèle témoin », le désir d'être « agréable » et surtout ce « bon cheval » qui comme le suggère la syntaxe est celui de Luzs. Pourquoi cette précision apparemment inutile ? Dans cette économie du cartel, il y a du « reste », des mots presque tendres. Même ce « ressentiment », qui peut désigner au XVIIe siècle un sentiment négatif comme positif, fait entendre cet étrange retour de tendresse. Mais ces mots pour qui sont-ils ? Guise ? Mais le seul cœur qu'écoute le chevalier arrogant c'est son courage. Et le jeune Luzs mourra lui aussi impitoyablement sous l'épée sanglante du célèbre duelliste. Alors ces (derniers) mots, en pure perte ? Des mots pour calmer la douleur, la faire tenir tranquille dans la forme si policée du cartel. Ce qu'on veut entendre alors, derrière l'impersonnalité du discours codifié, c'est une voix : quelques mots à peine qui partent, malgré tout, du cœur.