Saynète n° 130.2.
[L’aumônier général] dit une messe de campagne pour trois bataillons à la fois, bénissant deux d’entre eux pour la campagne de Serbie, l’autre pour celle de Russie.
Il prononça à cette occasion une harangue fort enthousiaste et on comprit qu’il puisait ses sujets dans les almanachs militaires. Repensant à cette touchante homélie dans le train roulant vers Moson, Chvéïk qui voyageait avec Vanek dans un bureau improvisé, dit au sergent-major :
– Ce sera chouette, comme nous l’a dit l’aumônier, lorsque dans le jour finissant, le soleil avec ses rayons d’or se couchera derrière les montagnes et que, comme il nous l’a raconté, on entendra sur le champ de bataille les derniers soupirs des mourants, le râle des chevaux écroulés, les gémissements des blessés et les plaintes des populations dans les chaumières en feu. Moi, j’adore ça, quand les gens déconnent à la puissance x.
Vanek hocha la tête :
– C’était une histoire fichtrement émouvante.
– C’était très beau et très instructif, reprit Chvéïk, moi, ça m’est resté dans la tête et quand je reviendrai de la guerre, je raconterai cette histoire à l’auberge « Au Calice ». En nous racontant cette histoire, monsieur l’aumônier, il écartait drôlement les guibolles, si bien que j’avais peur qu’il glisse, qu’il tombe sur l’autel de campagne et qu’il se casse le coco sur l’ostensoir. Il nous a servi un bien bel épisode de l’histoire de nos armées du temps du maréchal Radetzky. A l’entendre décrire comment le rose du couchant se confondait avec les flammes des granges qui brûlaient sur le champ de bataille, on aurait cru qu’il y était.
Jaroslav Hasek, Dernières aventures du brave soldat Chvéïk [1921], Gallimard 1980, p. 8.
Hélène Merlin-Kajman
02/04/2022
Hasard. Ce texte m’avait retenue il y a longtemps, et la décision d’en faire une saynète a précédé l’invasion de l’Ukraine par la Russie de quelques jours. La coïncidence (le choc), me font mesurer comment un changement de contexte change immédiatement la manière de le lire.
Je l’avais retenu parce que, nonobstant la guerre signifiée par le dialogue, il me faisait rire. La satire passe par le détour d’une parodie, et par un dialogue critique faussement naïf entre Chvéïk et Vanek. Elle dégage admirablement l’enjeu de l’hypotypose du discours de l’aumônier : « on aurait cru qu’il y était ». L’hypotypose fait partie des rares figures de rhétorique qui me fascinent : c’est une description, mais si puissante qu’on croit voir ce qui n’est que représenté : on croit y être, en être, on croit que ce qui est raconté est présent, on participe encore plus qu’on ne partage. L’hypotypose embrouille le temps. D’ordinaire, elle fait entrer le passé dans le présent : elle communique à l’auditeur ou au lecteur l’intensité traumatique de la scène dans laquelle reste pris le témoin qui raconte. Son évidence capture, pour le meilleur ou pour le pire.
Le pire se décline de deux manières. L’hypotypose peut plonger dans la haine, la vengeance, ou à tout le moins le désespoir. De ce passé sanglant (car l’hypotypose est rarement heureuse), on ne sortira plus. On y est englué. Ou bien l’hypotypose exalte, galvanise, transporte, enthousiasme, en nimbant le réel d’un éclat quasi divin qui donne l’illusion de pouvoir faire corps, un corps glorieux et invincible. C’est celle-là que mobilise l’aumônier. Pas un passé (il n’en a nulle expérience, il n’est témoin de rien du tout) : mais un avenir (ou le passé d’une bataille mythique « du temps du maréchal Radetzky »). D’une boucherie imminente, il fait un tableau dont le temps est suspendu, immortalisé.
« C’était une histoire fichtrement émouvante », commente Vanek, pris au piège. Mais le lecteur n’est pas dupe, il entend, derrière Vanek, l’ironie du narrateur : il a pu apprécier la parodie irrévérencieuse à laquelle s’est livré Chveïk en résumant le discours de l’aumônier. Ce dernier du reste sursouligne son ironie : « Moi, j’adore ça, quand les gens déconnent à la puissance x. ». Vanek n’a-t-il pas compris ?
En un sens, Chvéïk m’agace : j’aurais préféré apprécier toute seule, sans guide, l’énormité presque ubuesque de l’éloquence de l’aumônier. Mais en un autre sens, sa voix moqueuse démultiplie les effets de brisure : le dialogue s’enchaîne mal, l’ironie n’est pas stabilisée, on ne peut pas vraiment s’y installer. Peut-être faut-il comprendre que l’appréciation apparemment élogieuse de Vanek est elle aussi ironique ? Le sens s’opacifie en faveur d’un rire plus malin et plus dissolvant encore. La virtuosité faussement naïve de l’écriture convertit en puissance de dire l’impuissance des soldats fournisseurs de chair à canons. La terreur et l’indignation deviennent joyeuses ; et, de justesse mais efficacement, ce renversement me soustrait à la détresse suscitée par « les derniers soupirs des mourants, le râle des chevaux écroulés, les gémissements des blessés et les plaintes des populations dans les chaumières en feu »...
Oui, mais.
*
Mais c’était il y a deux mois. Et c’est maintenant mon commentaire qui me paraît en trop. Pas le texte d’Hasek. Mais mon commentaire, si vain.
Je veux croire que certains, là-bas, arrivent à rire contre l’aumônier comme Chvéïk. Mais je lis, je vois, j’entends, que Chveïk et Vanek ont vu « le rose du couchant se confonda[n]t avec les flammes des granges qui brûlaient sur le champ de bataille » et entendu « les derniers soupirs des mourants, le râle des chevaux écroulé, les gémissements des blessés et les plaintes des populations dans les chaumières en feu ».
Voir, écouter en second : simulacre. Seule (et chacun seul avec elle) la littérature est encore éthique (peut-être, pas toujours). Mais son commentaire ?