Saynète n° 129.2.
« Plus tard, en mars, j’ai revu à la bibliothèque Jacques S., l’étudiant qui m’avait accompagnée jusqu’au bus, quand je m’étais rendue pour la première fois chez le gynécologue. Il m’a demandé où j’en étais de mon mémoire. Nous sommes sortis dans le hall. À son habitude il virevoltait autour de moi en parlant. Il allait rendre en mai son mémoire sur Chrétien de Troyes et il se montrait étonné que je commence seulement à travailler. Avec des détours, je lui ai fait comprendre que j’avais eu un avortement. C’était peut-être par haine de classe, pour défier ce fils de directeur d’usine, parlant des ouvriers comme d’un autre monde, ou par orgueil. Quand il a saisi le sens de mes paroles, il a cessé de bouger, ses yeux dilatés sur moi, sidéré par une scène invisible, en proie à une fascination que je retrouve toujours chez les hommes dans mon souvenir[1] . Il répétait, égaré, « chapeau, ma vieille ! chapeau ! ».
Annie Ernaux, L’Événement [2000], dans Écrire la vie, Gallimard, « Quarto », 2011, p. 317.
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[1] Et que j’ai reconnue aussitôt, immense, chez John Irving dans son roman L’œuvre de Dieu, la part du diable. Sous le masque d’un personnage, il regarde mourir les femmes dans des avortements clandestins atroces, puis les avorte proprement dans une clinique modèle ou élève l’enfant qu’elles abandonnent après l’accouchement. Rêve de matrice et de sang où il s’adjuge et réglemente le pouvoir de vie et de mort des femmes.
Michèle Rosellini
05/03/2022
Littérature ou témoignage ? Ce texte – ainsi que le récit dont il est extrait – je le lis spontanément comme un récit de témoignage. Sans doute parce que l’événement qu’il relate, avec toute l’âpreté d’une expérience traversée dans la solitude et la douleur impartageable, a hanté mon enfance quand j’en pressentais la réalité terrifiante à travers des échanges à mi-voix entre ma mère et les voisines. L’avortement n’était évoqué que par périphrases et euphémismes – le mot « événement » en est un, dans la logique narrative de la remémoration –, mais je devinais qu’il était la solution de détresse à l’inquiétude mystérieuse mais palpable attachée au calcul des « retards ». Ce secret échangé entre femmes et livré inconsidérément aux oreilles enfantines avec son lexique de catastrophes intimes, je pressentais qu’il me concernait, comme une composante intangible du destin féminin. D’où le soulagement d’avoir atteint l’âge adulte à l’époque du libre accès à la contraception et des luttes pour la légalisation de l’IVG. Aussi mon intérêt pour ce récit d’une épreuve à laquelle, avec toute ma génération, j’ai été assurée d’échapper tient-il, indissolublement, de l’empathie et d’une curiosité qui contribue à son étrangeté quasi documentaire.
Mais le texte ne tend-il pas lui-même à son objectivation ? Par la note de bas de page, Annie Ernaux s’accorde l’autorité de la commentatrice sur son propre récit, qu’elle traite de fait comme un document, certes intime, mais susceptible d’être interprété avec l’assurance d’exactitude que donne le surplomb temporel et culturel. Or ce n’est pas un détail qui est l’objet de cette interprétation radicale, mais l’expression inattendue (« Chapeau, ma vieille ! chapeau ! ») qui conclut le dialogue, en créant un effet de chute énigmatique. La note vise à dissiper l’énigme en donnant un contenu précis à la « scène invisible » sur laquelle, dans la reconstruction mémorielle de la scène, l’interlocuteur est supposé porter un regard « sidéré ». Ce contenu est tiré d’une lecture, celle du roman de John Irving, dont le titre français a mis en évidence le dédoublement paradoxal de l’activité du personnage principal, à la fois directeur d’un orphelinat et gynécologue pratiquant des avortements clandestins. Annie Ernaux y voit une duplicité perverse, là où d’autres lecteurs et lectrices (moi, par exemple) peuvent être sensibles aux formes diverses que prend la compassion envers les femmes chez un médecin exerçant dans une ville du Sud des États-Unis soumise à la pauvreté et à l’obscurantisme religieux. Cette perversité, elle l’attribue à l’auteur lui-même, supposé jouir, sous l’alibi d’un personnage censé servir de masque à ses propres pulsions voyeuristes – et typiquement masculines – de l’horreur des scènes de souffrance et d’abjection qu’il inflige à la population féminine du roman. En utilisant la fiction romanesque comme clé interprétative d’une scène revécue dans sa propre mémoire, elle lui dénie sa dimension de construction imaginaire – fût-elle projective, ce qui reste à prouver – et prend le risque de priver son propre lecteur de sa liberté d’interprétation. N’est-on pas là devant à un texte réfractaire à l’approche transitionnelle, question que nous nous posons souvent, à Transitions ?
La perspective, pourtant, se déplace si l’on considère que le dispositif du commentaire assumé par la note affiche clairement l’anachronisme d’une interprétation informée par une conscience rétrospective, laissant à l’expérience vécue son épaisseur de trouble et d’indétermination. Un espace s’ouvre dès lors aux hypothèses de lecture, qui autorise la circulation du lecteur entre divers points de vue. Ainsi, quelle est la source intime de la tension discrètement signalée par la narration entre la difficulté à dire l’avortement et le besoin de le révéler à cet interlocuteur si peu disposé au rôle de confident ? Désir de justification de l’étudiante naguère brillante ou bien bravade, volonté de heurter l’autre dans sa bonne conscience de privilégié ? L’interprétation a posteriori opte pour la seconde hypothèse, mais, par la modalisation (« peut-être »), lui retire toute certitude. D’ailleurs les « détours » qui s’emploient à « faire comprendre » pour ne pas dire ne suggèrent-il pas un sentiment obscur – honte ou pudeur –peu compatible avec la provocation ?
L’évocation allusive du dialogue le rend disponible à l’approche transitionnelle. Transposé au cinéma, il aurait nécessairement été explicite, et donc porteur d’un sens univoque. D’ailleurs, dans sa récente adaptation cinématographique du récit d’Ernaux, la cinéaste Audrey Diwan a substitué à cette scène de rencontre imprévue, un ultime dialogue, en forme de revanche, entre l’héroïne et le professeur qui lui a cruellement reproché, au fil des semaines précédentes, de négliger ses études et de s’exposer à un échec. Enfin triomphante de l’adversité, elle apporte une réponse insolente et peu ambiguë à la question sur la cause de ses absences au cours : « J’ai été malade, dit-elle, d’une maladie qui n’arrive qu’aux femmes ». Une telle déclaration s’entend comme un acte militant, l’effet manifeste d’une prise de conscience féministe. Rien de tel dans le récit d’Ernaux : la conscience féministe s’affirme dans l’après-coup du commentaire, même si la victoire sur l’adversité du destin féminin a doté la jeune femme d’un vif sentiment d’autonomie capable de surmonter la honte de la clandestinité. Prise dans cette dynamique, la réplique de l’interlocuteur est elle-même susceptible d’une autre interprétation que celle que lui assigne la note de bas de page. Son inadaptation même à la situation peut s’entendre comme l’expression maladroite d’une admiration teintée d’effroi, que la familiarité de l’apostrophe (« ma vieille ») tend à euphémiser. La curiosité n’en est pas absente, et je peux y reconnaître ma propre curiosité de lectrice naïve d’un récit d’avortement qui se tient au plus près du vécu corporel et psychique de la narratrice. Mais une telle concordance m’incite à infléchir ma position première : cette relation d’une expérience impartageable et pourtant offerte au partage relève bien de l’élaboration littéraire puisqu’elle suscite en moi l’expérience subjective d’un déplacement entre des points de vue relativement indéterminés.