Saynète n° 128.1.

 

Parmi ces malheureux [condamnés aux galères], il s’en trouva un qui s’était imaginé que si quelque fille le demandait pour l’épouser, il serait sauvé, croyant de bonne foi que c’était un ordre inviolable dans la justice, et que toute la rigueur des lois n’allait pas jusqu’à frustrer le dessein de deux personnes qui se recherchaient ; qu’un homme qui pouvait être aimé ne devait point être puni, et qu’une chaîne valait bien l’autre ; il en parla à quelques dames charitables qui prenaient le soin de visiter les prisons ; leur proposa que sa rançon était entre leurs mains, qu’il ne fallait que lui chercher une fille, eût-elle commis quelque faute en sa vie ; qu’ils se pardonneraient tous deux et feraient un fort agréable ménage ; qu’elles feraient deux charités, l’une de lui donner une femme, et l’autre de le tirer de sa misère ; qu’enfin elles délivreraient peut-être quelque pauvre abandonnée, auraient la consolation d’avoir secouru deux misérables et d’avoir beaucoup mérité devant Dieu. Il leur persuada si bien ce qu’il disait, et leur parla si affirmativement, qu’elles eurent la bonté de lui chercher ce qu’il demandait. Il ne fut pas difficile de lui trouver, en ce pays, une fille qui fût tombée en quelque faute, et l’on n’eût point de peine à la faire consentir d’épouser un homme quelque criminel qu’il fût. Les paroles furent données de part et d’autre ; on leur fit même la charité de leur donner du linge blanc et de les rendre un peu propres pour les obliger à s’aimer et à se secourir l’un l’autre. On mena la fille au prisonnier qui la trouva fort à son gré, et témoigna qu’il s’estimait heureux de cette rencontre qui lui donnait occasion de sortir de ses fers, et d’entrer dans les siens ; qu’il était plus son prisonnier qu’il n’était prisonnier des Grands-Jours ; et que si le destin voulait qu’on rompît sa chaîne, il ne pouvait le faire par une main plus agréable ; qu’il l’aimerait toujours non seulement comme son épouse, mais encore comme sa bienfaitrice, et que rien ne serait capable de troubler un amour soutenu par tant d’inclination naturelle et par tant de reconnaissance. Ce pauvre homme perdit ainsi sa liberté, voulant la sauver, et devint esclave de celle qu’il regardait comme sa libératrice. La fille ne manqua point de civilité, et lui répondit fort honnêtement qu’elle était ravie de contribuer à son élargissement et à sa satisfaction ; qu’elle lui avait de l’obligation de la souhaiter comme son épouse, que bien qu’elle eût sujet de se défier des hommes et de les prendre pour des imposteurs, elle voulait bien l’estimer sincère ; qu’elle espérait qu’ils vivraient fort bien et qu’ils ne s’amuseraient point à se reprocher leur vie passée ; que pour elle, elle ne prétendait rien à titre de libératrice ; qu’elle ne voulait le mériter que par sa fidélité et sa déférence, et qu’enfin la fortune la consolait assez de tous ses malheurs passés par le bonheur qu’elle avait de lui plaire. On pourra trouver étrange que deux personnes qui n’avaient pas été sans doute trop élevées, dussent dire de ces douceurs ; mais on ne trouvera rien qui ne soit vrai et vraisemblable si l’on considère que la passion que l’un avait d’être délivré, et le désir que l’autre avait de se marier, leur faisait dire des choses au-delà peut-être de leur état et de leur éducation. L’affaire était déjà bien avancée lorsque les dames qui la traitaient la proposèrent à Mme Talon[1] qui était le conseil de toutes les personnes charitables, et qui donnait ses ordres souverainement. Elle répondit qu’elle craignait bien que la chose ne manquât dans son principe et que la loi ne fût point écrite. En effet elle s’en informa, et M. son fils lui ayant répondu qu’il n’avait jamais ouï parler de cette permutation de peine, et que le roi avait besoin de cet homme-là, toute la négociation fut rompue, et cet amant soupira très amèrement, et pour avoir perdu sa liberté, et beaucoup plus pour avoir perdu l’espérance de sa liberté.

Esprit Fléchier, Mémoires sur les Grands-Jours d’Auvergne en 1665, Mercure de France, 1984, p. 242-244.

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[1] Mme Talon a accompagné son fils, Denis Talon, en Auvergne où se tiennent les « Grands-Jours », tribunal exceptionnel établi à Clermont en 1665 pour quelques mois. Denis Talon y a la charge de procureur général. En marge des procès, Mme Talon anime des actions morales et caritatives.

Hélène Merlin-Kajman

05/02/2022

 

Texte étrange, et même retors à certains égards. Il me parle. Mais jusqu’à quel point le plaisir que je ressens à le lire est-il à mettre au crédit de son auteur ? Tout dépend, je crois, de la définition de la littérature mobilisée pour y répondre : si je dois mon plaisir à l’art du narrateur, c’est que quelque chose d’essentiel échappe à son intention stylistique sans échapper à son écriture.

Esprit Fléchier n’est pas un auteur connu, c’est le moins qu’on puisse dire. « Mineur » ? L’hypothèse souligne les limites du concept : tant l’objet que le ton général de ce récit déclarent assez le genre de destinataires auquel il s’adresse (les lecteurs mondains de l’âge dit classique). Futur académicien et futur évêque, alors précepteur du fils de M. de Caumartin, maître des requêtes du Conseil, il accompagne en 1665 la famille de Caumartin à Clermont où se tiennent les Grands Jours : M. de Caumartin est le Garde des Sceaux de ce tribunal délégué en province pour rétablir la justice défaillante. Esprit Fléchier va tirer de son séjour ces mémoires caractérisés par leur variété, leur vivacité, leur intelligence : un document et une pièce littéraire incomparables, disent avec raison les commentateurs.

D’évidence, ce court extrait est destiné à plaire ; et il peut plaire un peu à la manière d’une pièce de Marivaux : tant de monde, sous nos yeux et presque pour nous qui lisons, s’affaire à ce théâtre marqué par un vertigineux décalage social ; tant de metteurs en scène, des metteuses plutôt, ces « dames charitables » liées au monde judiciaire et à ses dignités, aident les deux acteurs du bas-peuple à nouer et finir l’intrigue amoureuse par une happy end providentielle - à ceci près que la happy end ne viendra pas. Mais la comédie sombre alors dans l’indifférence sous le couperet de la phrase du procureur général, pour nous révoltante : « le roi avait besoin de cet homme-là ». Le roi a besoin de galériens. Peu importe en fait que l’homme mérite ou pas sa punition. La tragédie que nous, lecteurs modernes, pouvions attendre, s’effondre : ce ne sont ni Dieu ni les forces du destin qui frappent les deux amants ; mais un monarque absolu, calculateur et despotique, qui exige la force d’un rameur pour mouvoir ses galères.

Cet effondrement stylistique atteste selon moi la vérité historique du récit. Les acteurs de cette histoire relèvent de la comédie : tant que son dénouement reste suspendu, le récit en est donné par le style adéquat. Dès que le dénouement imposerait d’en changer, les personnages s’effacent d’un seul coup. A la ligne suivante, le mémorialiste va changer de sujet sans transition.

Mais il y a autre chose. L’écriture, légère, traite l’histoire comme une anecdote curieuse, divertissante, singulière. La métaphore filée des fers de l’amour installe un contraste insouciant avec les fers de la prison ou les futures chaînes du galérien. Mais Fléchier n’est pas un témoin oculaire : sa narration mixe des voix. Ainsi de la métaphore précieuse : elle commence dans la narration, mais elle se présente aussi dans les paroles du condamné à la jeune fille. Cette dernière répond en des termes inattendus, qui ne sont pas parfaitement ajustés malgré leur « civilité » : d’évidence, elle ne connaît rien du lexique précieux. Ces minuscules ruptures narratives laissent passer du réel.

Cependant, le narrateur anticipe l’incrédulité du lecteur : « On pourra trouver étrange que deux personnes qui n’avaient pas été sans doute trop élevés, dussent dire de ces douceurs ; mais on ne trouvera rien qui ne soit vrai et vraisemblable si l’on considère que la passion que l’un avait d’être délivré, et le désir que l’autre avait de se marier, leur faisait dire des choses au-delà peut-être de leur état et de leur éducation. »

« Vrai et vraisemblable » : un lecteur suspicieux dira que cela fait beaucoup pour justifier un récit invérifiable.

Pourtant, la lectrice que je suis (naïve) ne met pas en doute le noyau de vérité de ce texte. Si j’en cherche la raison, elle est en quelque sorte latérale : le récit me touche malgré cette explication, malgré l’effort du narrateur pour le rendre à la fois plaisant et instructif, malgré sa sinistre indifférence à l’égard du dénouement. Il me touche parce qu’il résiste. Et je prête aussi au narrateur, finalement, un peu de mon émotion : l’écriture laisse transparaître une forme d’admiration, de saisissement même. Il a dû lui aussi être frappé par l’intense vitalité, l’intense désir de vivre de ces deux êtres humains assignés à une trajectoire sociale en train de les broyer ; et, à son insu peut-être, il fait les entendre.

Donc voici un « homme infâme » qui ne correspond pas vraiment à ceux que Foucault évoque dans le texte célèbre où il présente les documents judiciaires qui les font exister dans l’éclat très bref d’une rencontre avec la violence du pouvoir : ce qui séduit Foucault, c’est le caractère quasi instantané d’un surgissement de vie, au moment même où elle redisparaît dans le silence, lequel motive le sublime sombre d’une écriture aussi véhémente qu’analytique. Ici, nous ne savons pas de quel crime cet homme a été accusé. Nous comprenons que la jeune femme a perdu son honneur selon les canons de l’époque – mais nous entendons bien également qu’elle a été abusée, voire violée (sa parole est poignante : « bien qu’elle eût sujet de se défier des hommes »). Ces points de désastre passent dans le récit. Mais ce n’est pas sur eux qu’il s’attarde. Malgré la violence qui s’est abattue sur eux, voici deux êtres prêts à se faire confiance – prêts à s’aimer. Et ces « misérables » ne sont pas seuls. Un monde s’affaire autour d’eux pour les aider : le pouvoir se pluralise, bifurque, se complique. Il n’y a pas qu’un dispositif, et cette pluralité introduit des contradictions, du possible. La singularité des voix concrètes, des corps, des vêtements, le hasard, la rencontre : tous ces détails inexistants dans la perspective de Foucault donnent le sentiment que des choses, fussent-elles imaginaires, pouvaient surgir, advenir. Bien sûr, rien n’aura lieu. C’est, pour nous aujourd’hui, le tragique d’un engloutissement sans représentation : les galériens ne résistaient pas longtemps à la violence des galères ; quant à la jeune fille, quel destin lui imaginer, après ? Et pourtant, pour quelques jours ou quelques semaines, une liberté, une ardeur à croire dans le possible, un vent d’espoir soulèvent des existences et atteignent jusqu’au narrateur qui les communique à son récit, même à son insu, même contre la direction de son intention de plaire et de signifier. Un éclat de réel arrive jusqu’à moi : éclat d’un bonheur un instant suspendu dont la joie innocente me séduit sans que je sois tout à fait dupe de son illusion, doublé d’un éclat de malheur et de terreur, qui me transit.

 

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