Saynète n° 127
Annette regardait la nuit. Elle comprenait que, avant de venir vivre à Fridières, elle ne l’avait pas connue. La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait. Les phares des voitures et le réverbère de la commune la trouaient à peine, l’effleuraient seulement, en vain. Elle était grasse de présences aveugles qui se signalaient par force craquements, crissements, feulements, la nuit avait des mains et un souffle, elle faisait battre le volet disjoint et la porte mal fermée, elle avait un regard sans fond qui vous prenait dans son étau par les fenêtres, et ne vous lâchait pas, vous les humains réfugiés blottis dans les pièces éclairées des maisons dérisoires. Au début, en juin, en juillet, tout avait été tellement nouveau dans ce pays stupéfiant sous la lumière débridée qu’Annette n’avait pas vu, pas senti. Sauf un soir ; plus tard en hiver, au plus noir de février, elle s’était souvenue du lundi de juillet où avait éclaté le seul véritable orage de ce premier été si sec et si chaud. Paul l’avait dit vers cinq heures, ça serait sévère, il faudrait débrancher la télé, une fois, l’autre année, on ne savait plus quelle année, les oncles avaient dû remplacer le poste. L’orage avait été pour Annette et Eric un spectacle neuf et sauvage, ils avaient attendu dans la pièce dévorée d’ombre, en retrait des trois fenêtres dont les vitres tremblaient, ils avaient attendu sans rien reconnaitre du pays parcouru de convulsions violentes et noyé sous une pluie brutale, épaisse, grise, horizontale. Paul était remonté de l’étable un peu plus tôt, se réjouissant de n’avoir plus d’herbe fauchée ni de récoltes d’aucune sorte à la merci des aléas météorologiques ; il avait allumé le plafonnier et raconté les folies de Lola, la chienne, que tout orage, si modeste fût-il, poussait à d’étranges extrémités ; elle était pour l’heure en bas, réfugiée et réduite à sa plus mince expression, pliée en mille sous-leviers dans le placard des produits de ménage qu’elle avait dévasté sans vergogne pour s’introduire en son tréfonds. On avait ri et mangé distraitement en comptant les éclairs, tandis que Paul racontait comment les oncles, quand ils étaient jeunes, avaient vu le trait de feu de la foudre traverser de part en part la grande salle, de la porte à la fenêtre du fond dont les montants vermoulus avaient été arrachés.
Marie-Hélène Lafon, L’Annonce [2009], Paris, Folio-Gallimard, 2014, p. 13-15.
06/11/2021
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