Saynète n° 126.1
A l’occasion d’un week-end « communautaire juif », j’anime un atelier d’écriture. Avant le déjeuner, les participants procèdent au kiddouch autour de la table. En face de moi, un quarantenaire élégant, le visage coiffé d’une kippa bleue, lève les mains vers le ciel. La sérénité profonde de son visage m’inspire une révélation – qui s’apparente à une jalousie comme cela doit être agréable, confortable, de « sentir » à tout instant le Très-Haut veiller sur soi, se consacrer à vous. Je songe au voile islamique, aux perruques ultra-orthodoxes, aux crucifix d’or, à l’idée de Dieu : ce qui m’écrase, m’épuise, m’empêche de vivre et me pousse vers l’hyper-génital (à rebours du spirituel), c’est bien le sentiment d’abandon, de solitude face au destin, cette liberté accablante qui confine au néant. Or l’individu escorté par Dieu n’est jamais seul. Du moins dispose-t-il à tout instant d’un protocole à suivre, de règles à respecter. Il peut s’enorgueillir de résister à la tentation et, en cas de faiblesse, s’en remettre à la prière. L’idée de Dieu est un ami absolu. Vivre sans cet ami réclame du courage. Une folle inventivité.
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Je fais lire à Bord Cadre mon fragment sur Dieu. Réponse très freudienne : L’idée de Dieu est surtout l’illusion d’un ami absolu. Mais je ne crois pas que Dieu apporte la sérénité aux croyants, malheureusement .
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Juliette Ciboulette : « Quand j’ai dit à mon père que je ne croyais plus en Dieu, il m’a répondu : tu veux en parler à un prêtre ? ».
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Le communiste : « Et d’abord Dieu n’existe pas, puisqu’on ne l’a jamais vu ».
Le chanoine : « Mon cul non plus tu ne l’as jamais vu, et pourtant il existe ».
Arthur Dreyfus, Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui , Paris, POL, 2021, p. 132.
Guido Furci
04/12/2021
Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui est un livre vertigineux, paradoxal et qui ne ressemble à rien de ce que j’ai lu dans le passé. Il y a eu sans doute d’autres expériences du même genre – je pense notamment aux proses de Guillaume Dustan, auxquelles plusieurs personnes ont fait allusion pour décrire le « récit-monstre » d’Arthur Dreyfus (2304 pages imprimées sur du papier bible). Mais je ne connais que de manière superficielle ces textes, dont l’atmosphère sulfureuse me semble néanmoins très éloignée de celle qui domine dans le Journal en question. Chez Dreyfus, on nous parle en effet de dépendance, de perdition, de rencontres ou de « plans » enchainés de manière forcenée et répétitive ; mais pour cet auteur il s’agit surtout de répertorier et de catégoriser les découvertes, ce à quoi peut mener la soif d’aventure qu’ont les enfants et toute acrobatie visant à figer les instants pour en préserver la durée. Par moments télégraphique, le style de Dreyfus se fait moins elliptique lorsqu’il s’agit de détailler les différentes phases d’un rapport, tout comme la vie qui advient « dans les interstices », dans ce qui reste entre deux prises de rendez-vous sur internet.
C’est ce que j’observe dans cet extrait, où un week-end « communautaire juif » fournit le prétexte pour réfléchir à ce que je perçois comme une forme de « nostalgie de Dieu », cet « ami absolu » en l’absence duquel « vivre réclame[rait] du courage », voire « une folle inventivité ». C’est drôle : à plusieurs reprises ces derniers mois je me suis surpris à réfléchir au fait que ce qui réclame du courage est plus l’acceptation de la présence et du regard constant des autres – et éventuellement de l’Autre, si l’on décide d’y croire – que n’importe quel type de solitude, de « sentiment d’abandon […] face au destin ». L’absence de contrôle (ou de « cadrage ») de la part d’une instance tierce suscite chez Dreyfus une inquiétude profonde : pour lui la liberté qui découle de ce manque est non seulement « accablante », mais elle va jusqu’à « confine[r] au néant ». Ces mots me touchent, dans la mesure où ils ne m’appartiennent pas – malheureusement peut-être. Je comprends que disposer « à tout instant d’un protocole à suivre, de règles à respecter » peut s’avérer rassurant. Je le comprends tellement qu’il m’est tout à fait naturel d’imaginer que l’on puisse renoncer, ne serait-ce que partiellement, à sa propre autonomie, pour recevoir, sinon un livret d’instructions du monde, du moins une ligne de conduite adaptée à toute circonstance. Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est comment supporter le poids d’un œil éternel, éternellement posé sur nous. Je suppose que cela s’apprend (et quand ça ne marche pas, ce n’est pas forcément faute d’avoir suffisamment essayé – ça je le sais). Or, il me semble évident que pour Dreyfus l’apprentissage du corps a été quelque chose de désespérément compensatoire, « à rebours du spirituel ». Ce schéma n’a rien d’original et, en même temps, je crois que c’est justement pour cette raison qu’il a l’air de fonctionner une fois de plus, mais cette fois-ci en tant qu’opérateur logique, plus qu’en tant que thème, motif ou trajectoire (comme cela aurait pu être le cas chez Dustan, par exemple).
Je ne suis pas d’accord avec « Bord Cadre » ; je vois très bien à quoi doit ressembler la famille de « Juliette Ciboulette » ; je trouve quelque peu caricatural « le communiste », alors que « le chanoine » me semble tout à fait crédible. J’aime toujours les astérisques qui suggèrent des coupures de montage. Tout est très scénarisé dans cette parenthèse entre deux étreintes. En relisant une dernière fois le premier paragraphe je me rappelle un dialogue entre deux SDF à l’arrêt du bus (rue Saint-Fargeau) : « Tu crois en Dieu toi ? » « Moi ? » « Toi. » « Non … non, mais j’aime penser qu’Il croit en moi ». Rires. (J’avais déjà dû entendre quelque chose de semblable dans un film, je crois, mais un souvenir a fini par remplacer l’autre.)