Saynète n° 124.2.
17 septembre 1979
Hier, dimanche, Olivier G. est venu déjeuner. J’avais donné à l’attendre, l’accueillir, le soin qui d’ordinaire témoigne que je suis amoureux. Mais, dès le déjeuner, sa timidité ou sa distance m’intimidait. Aucune euphorie de relation, loin de là. Je lui ai demandé de venir à côté de moi sur le lit, pendant ma sieste ; il est venu très gentiment, s’est assis sur le bord, a lu un livre d’images ; son corps était très loin, si j’étendais le bras vers lui, il ne bougeait pas, renfermé : aucune complaisance ; il est d’ailleurs vite parti dans l’autre pièce. Une sorte de désespoir m’a pris, j’avais envie de pleurer. Je voyais dans l’évidence qu’il me fallait renoncer aux garçons, parce qu’il n’y avait pas de désir d’eux à moi, et que je suis ou trop scrupuleux ou trop maladroit pour imposer le mien ; que c’est là un fait incontournable, avéré par toutes mes tentatives de flirt, que j’en ai une vie triste, que, finalement, je m’ennuie, et qu’il me faut sortir cet intérêt, ou cet espoir, de ma vie. (Si je prends un à un mes amis – à part ceux qui ne sont plus jeunes –, c’est chaque fois un échec : A., R., J.-L. P., Saül T., Michel D. – R. L., trop court, B. M. et B. H., pas de désir, etc.) Il ne me restera plus que les gigolos. (Mais que ferais-je alors pendant mes sorties ? Je remarque sans cesse les jeunes hommes, désirant tout de suite en eux, d’être amoureux d’eux. Quel sera pour moi le spectacle du monde ?) – J’ai joué un peu de piano pour O., à sa demande, sachant dès lors que j’avais renoncé à lui ; il avait ses très beaux yeux, et sa figure douce, adoucie par ses longs cheveux : un être délicat mais inaccessible et énigmatique, à la fois doux et distant. Puis je l’ai renvoyé, disant que j’avais à travailler, sachant que c’était fini, et qu’au-delà de lui quelque chose était fini : l’amour d’un garçon.
Barthes, « Textes posthumes. Soirées de Paris », dans Œuvres complètes, t. III, 1994, p. 1285-1286.
Hélène Merlin-Kajman
02/10/2021
Il y a des textes qui dès leurs premières phrases me donnent le sentiment d’un accès personnel à une intimité. Une voix me parle, venant d’un absent que je ne pourrai jamais rencontrer, d’un mort que je ne pourrai jamais interroger. Je recompose inconsciemment ses intonations en moi, sa présence. Nous ne sommes pas seuls, lui et moi : nous nous peuplons l’un l’autre en quelque sorte.
Vraiment, me dira-t-on, ce n’est pas étonnant : ce texte-ci appartient au genre du journal intime, non sans une forme de complaisance, une rhétorique tournée vers la mise en scène de sa propre authenticité. « Hier, dimanche ... je suis amoureux... » : ces déictiques, cette confidence, et nous voilà embarqués. Tout le monde s’engouffre sans résistance.
C’est vrai. Mais je désigne une qualité particulière, sensible, infra-rhétorique ou infra-pragmatique, si je puis dire. Ce n’est pas que je sois une lectrice plus maline qu’une autre qui verrait entre les lignes comme dans une boule de cristal. Au contraire. Je lis : « J’avais donné à l’attendre, l’accueillir, le soin qui d’ordinaire témoigne que je suis amoureux ». La seconde phrase redouble le rythme en voie d’émiettement de la première, me communique le même fading. Tristesse infinie. Je sais déjà que ce sera un échec comme il le sait au moment où il écrit, mais je partage l’attente, l’espoir. La phrase suivante parle de timidité réciproque : je sympathise, mes sensations se dilatent. Je voudrais l’interpeller, me fâcher un peu : « “Témoigne”, mais pour qui ? Et comment ? etc. » Mon dialogue n’est pas forcément tendre à mesure que le texte se poursuit. Mais j’ai envie de me glisser auprès de lui dans la tombe (enfin, non : pas la tombe, plutôt le ciel dans lequel je ne crois pas, où il n’est pas) pour le consoler, me substituer maternellement à cet « être délicat mais inaccessible et énigmatique, à la fois doux et distant » qui va s’en aller ; et lui dire (à lui, celui qui se parle, et en se parlant si proche de lui-même me parle aussi) qu’il n’est pas seul, que ce n’est pas si grave, ce qui lui arrive... qu’il s’en remettra...
C’est cela, pour moi, une voix : elle m’habite (pas toujours mélancoliquement bien sûr, cela dépend de sa tonalité). Pour qu’elle arrive jusqu’à moi, il faut que l’écriture se soit faite conductrice : il ne suffit pas que quelqu’un ait voulu s’exprimer, il faut que ce quelqu’un ait touché à la bonne corde du langage pour la faire résonner en moi. Il n’est pas nécessaire que son écriture soit inoubliable. Le plaisir que j’éprouve est difficilement comparable au raz de marée provoqué par les grands livres, un roman de Faulkner par exemple, ou Moby Dick, ou Lolita que je viens de lire. Secousse tellurique. Tiens, Lolita est un bon point de comparaison : car je suis incapable en le lisant de me sentir vraiment en contact avec quelqu’un – lequel serait-ce ? Nabokov ? Humbert Humbert ? Mais Humbert Humbert est si peu en contact avec lui-même ! Lolita ? Oui, par moments – et cela me dévaste. L’expérience de lecture, dans le cas de Lolita, est celle d’une étrangeté radicale qui tour à tour me transporte et me ravage, étrangeté dont l’écriture est inséparable à un point qui me laisse pantelante, transie : un voyage stupéfiant dans des abysses, oui !
Ici, rien de tel. Barthes me convie dans son intimité d’une façon très familière. Ce qu’il raconte, je ne l’ai jamais vécu ou ressenti de cette manière-là, mais les choses, les êtres, sont à leur place, le monde n’est pas méconnaissable, et c’est d’abord son immense tristesse qui me gagne et m’émeut : il est mort, mais son cœur, sa pensée, son corps, sont là, tangibles, immensément familiers, à la façon d’un être cher et un peu opaque comme le sont toutes les personnes dont on est séparé par l’évidence de notre individuation, pas plus – pas moins – et on jette des ponts, on se confie, on recueille, on écoute, et cela sonne juste...
Ce texte me touche de la sorte. Mais particulièrement dans le sillage de l’affaire Chénier – et par ces petits grains de sable que j’écoute aussi, que j’écoute comme une autre voix, impersonnelle, celle-là, sourde à la violence minuscule qu’elle transporte. « Je lui ai demandé de venir à côté de moi sur le lit, pendant ma sieste ; il est venu très gentiment, s’est assis sur le bord, a lu un livre d’images ; son corps était très loin, si j’étendais le bras vers lui, il ne bougeait pas, renfermé : aucune complaisance ». Innocemment Barthes décrit un scénario de début d’abus, si naturel, invisible. Désir non partagé, malaise probable d’Olivier G.. Il essaie quelque chose, c’est raté, c’est pas grave, j’ai été souvent Olivier G. (côté Barthes, ai-je jamais dépassé les préparatifs plus ou moins clairs qu’il évoque au début de son texte ? La transposition est plus difficile, peut-être pas impossible, qu’en sais-je au juste...), pas grave, c’est la vie.
Mais il y a autre chose dans ce désir pressant : un mot d’ordre d’époque, et même un slogan prescriptif, au nom d’une légitimité insoupçonnée, auxquels naïvement se heurterait un caractère, car « je suis ou trop scrupuleux ou trop maladroit pour imposer le mien » : défaillance d’un scrupule ou d’une maladresse, sans lesquels « imposer » son désir serait envisageable. Barthes n’a pas, loin s’en faut, la personnalité de Matzneff ni l’allégresse persuasive jusqu’à la victoire de Daphnis – et cela se lit dans son écriture, s’entend dans sa voix. Mais soudain, involontairement, en quelques mots, il témoigne quand même en creux d’une époque qui a cru que seul le refoulement, seules les normes morales pluriséculaires, empêchaient l’expansion, la contagion heureuses du désir auquel rien ne devrait faire obstacle. Et soudain, si je m’approche trop d’eux, de ces mots innocemment violents, les voilà qui m’éloignent de sa voix... Moi aussi j’ai soudain envie de me retirer comme Olivier G.. Étrange nouvelle tristesse...