Saynète n° 120.1.

 


Le jour vient, quand la nuit va !

Mon Oiseleau, mon Chardon, ma Minute, l'élan d'une aube est une force vive qui est à la fois un début et une fin. Un instant bref et fort comme un coup de tonnerre qui s'effrange en lumière, une étincelle qui nous fait renaître à nous-même.

Le jour vient, quand la nuit va...

Les aubes de mon enfance me manquent infiniment et celle-là plus que toute autre. Je ne parviens plus à vivre un moment neuf, désormais. Seuls, ces souvenirs que tu ravives me sont une fête.

Le jour vient, quand la nuit va...

Oui, mais si tu savais, petite, comme les aubes finissent par devenir lassantes ! Les aubes, les hommes, leurs peines, leurs joies, leur grande histoire, tout est tellement prévisible. Si tu savais comme on s'ennuie parfois ! La cruauté elle-même est si peu surprenante.

Les crépuscules m'exaspèrent davantage encore ! Je n'en puis plus de ces agonies outrancières. Crachats de couleurs, spasmes sanglants. La grande scène de la fin du jour m'indispose. Il ne manquerait plus qu'il gueule en crevant !

Que le soleil cesse de radoter et ne se lève plus, voilà qui serait réjouissant ! Que tout s'éteigne d'un coup pour toujours ! Je ne suis même pas si exigeante, ma fin à moi me suffirait.

L'ennui et l'amertume sont les grandes plaies du genre humain, mort ou vif.

Heureux ceux qui désirent jusqu'au bout, et même au-delà, ceux qui meurent curieux, heureux les oublieux qui redécouvrent chaque jour le monde, heureux les empathiques, les simples et les croyants ! Heureux les imbéciles !

Mais comment mourir tout à fait, quand je te sais si fragile à mes côtés ? Comment t'abandonner ?

Pourquoi ai-je tant changé ?

Notre père, sans doute, en était déjà là. Rien ne pouvait plus le faire vibrer que le sang des batailles.

Pourtant, il avait frémi en regardant la vallée.

Il m'a fallu du temps pour comprendre ce qu'il respectait en ce lieu, ce qui en faisait un sanctuaire et lui a imposé le silence ce matin où le paysage déployé à nos pieds nous a accueillis dans une pagaille ailée. Il m'a fallu longtemps pour démêler tout à fait son histoire.

Je n'aime rien tant que cette histoire, la sienne, la nôtre, celle qui commence ici, le reste peut se précipiter dans le vide. Je ne tiens pas au monde, il ne m'a rien offert qui mérite d'être retenu. Mais ce carré de terre qui penche autour de sa rivière m'intéresse, car il porte tous mes souvenirs. Il est le décor de la fable que tu ne cesses de broder. Et peu m'importe que les fils de tes descriptions soient trop épais, leurs couleurs trop vives, les motifs presque vulgaires et les ciels surchargés. J'aime cette scène baroque avec ses monstres de carton et ses prés dévorés par les fleurs sauvages. J'aime jusqu'aux débordements que je déteste ailleurs. Et tu peux verser toutes les couleurs dans un seul crépuscule, ta rêverie me troublera encore. Les aubes que tu racontes sont les seules qui me touchent, toutes les autres grisaillent ou m’écœurent. Ton récit parvient à traverser la corne qui m'étouffe l'âme.

Tu arrives sur le seuil, mon Eau vive.

Il n'y aura bientôt plus de là-bas, plus d'au-delà, plus d'ailleurs, ni d'hier, il n'y aura plus pour toi qu'ici et maintenant. Et, outre chemin, bien après que ton regard s'est éteint, c'est toujours ici que tu reposes, ô mon enfance, que tu murmures tes souvenirs au présent. Oui, maintenant et ici, depuis ce jour de mai où ton père t'a conduite aux Murmures.

Carole Martinez La Terre qui penche, Paris, Gallimard, 2015, p.63-64

Guido Furci

08/05/2021

 

J’ai découvert Carole Martinez par hasard. Lors d’un séjour de recherche à Angers, j’en avais profité pour aller visiter le château et découvrir « en vrai » la célèbre tapisserie « sans envers », qu’il m’était arrivé de mentionner à plusieurs reprises en cours, pour expliquer à mes étudiants de L1 le concept de « montage » et, plus largement, la notion de « cinématisme ». Après avoir passé presque une heure à contempler « l’Apocalypse », il faisait beau, je n’avais pas envie de rentrer et je me suis rendu à la boutique du musée pour acheter quelque chose à lire dans le parc (en plus d’une petite reproduction pliable de la tapisserie, calquée sur le modèle de la reproduction pliable de la tapisserie de Bayeux, que je m’étais procurée en Normandie quelques années auparavant). Inspiré par l’atmosphère des lieux, j’avais fini par choisir Du domaine des Murmures. Publié en 2011, ce roman racontait l’histoire d’une femme qui avait refusé de se marier et avait fait le vœu de rester vivre enfermée dans un reclusoir pour le reste de ses jours. Au fond, il racontait aussi l’histoire d’une propriété, des gens et des fantômes qui l’avaient habitée, des mots qui y avaient été prononcés, avant que quelqu’un en perde définitivement la mémoire, ou décide de les transformer, pour que la postérité les reçoive autrement.

La protagoniste de ce livre, Esclarmonde, me rappelait Sainte Agathe : le buste contenant ses reliques est conservé dans une cellule à l’abri des regards et ne sort qu’une fois par an, lors de la procession que la ville de Catane consacre à cette martyre, torturée à mort pour avoir juré fidélité à Dieu et refusé les avances d’un homme de pouvoir. Selon la légende, pendant la période de détention qui avait précédé son dernier supplice, l’apôtre Pierre lui était apparu et l’avait guérie de ses blessures les plus douloureuses. Au fil des siècles, plusieurs écrivains ont cherché à imaginer les dialogues qu’Agathe avait pu entretenir avec elle-même ou face à ses visions tout au long de son isolement. Avec prudence, dans son roman, Carole Martinez me semblait s’adonner au même exercice : certes, son personnage était un personnage fictionnel à part entière. Et en même temps, je me disais en lisant que cela ne changeait pas grand-chose, d’autant plus que l’on ne sait jamais vraiment dans quelle mesure l’on peut envisager un personnage « historique » différemment par rapport au personnage « d’une histoire ».

L’alternance des discours, l’opposition entre le jour et la nuit, les « aubes de l’enfance », les souvenirs qui « sont une fête », là où il n’y a plus de « moments neufs », avaient sans doute quelque chose de familier. Mais avant de m’apercevoir des Murmures à la fin, ce qui, dans ce texte, m’a rappelé Angers, le château, la tenture de l’Apocalypse et la musique des narrations faussement chorales de Carole Martinez, c’est le quatrième paragraphe. Les « agonies outrancières » doivent être celles de l’un de ses spectres aux prises avec « l’ennui et l’amertume, [ces] grandes plaies du genre humain, mort ou vif » ; il en va de même pour les crépuscules qui « exaspèrent davantage encore », autant de variations sur un même thème cousues à jamais dans une toile sans fils qui dépassent ; et, bien évidemment, pour ces « crachats de couleurs » : convulsions, « spasmes sanglants », mais aussi et surtout « grande scène de la fin [d’un] jour », interprétée comme telle par un sujet qui n’a de cesse d’interroger le sens de la fin – ou du mot fin.

Je me demande si ce récit que je ne connais pas se situe avant ou après l’histoire d’Esclarmonde et la croisade contre Saladin voulue par Frédéric Barberousse. Je me perds dans une généalogie de voix parmi toutes celles qui sont possibles, dans le but de deviner qui dit/est quoi. Cela me plaît d’arriver, moi aussi, « sur le seuil ». J’ai toujours aimé les jeux d’échos – et de ricochets. Faire rebondir les pierres plates sur la surface de l’eau. Eau vive ?.

 

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