Saynète n° 116.2.

 


—— Ecoutez ! Oh ! quels gémissements pitoyables ! [Ici le visage de L’Astiqué se couvrit d’une pâleur mortelle.] Voyez le pauvre diable qui les pousse ! —— [Ici les larmes se mirent à couler] on vient de le traîner là pour lui faire endurer les affres d’une parodie de procès, avant de lui infliger les tourments les plus atroces qu’ait pu concevoir un système d’une fécondité d’invention proprement inépuisable dans les raffinements de cruauté. —— [Que le Cornu patafiole tous ces monstres ! s’écria L’Astiqué, dont le visage, retrouvant violemment ses couleurs, s’empourpra de colère.] Voyez cette victime pantelante livrée à ses bourreaux, —— ce pauvre corps miné par le chagrin et la réclusion, —— [Ah ! c’est mon frère ! s’écria le pauvre L’Astiqué avec la plus intense émotion en laissant tomber le sermon par terre et en joignant les mains —— je crains que ce ne soit le pauvre Tom ! La douleur du pauvre diable faisait si peine à voir que mon père et mon oncle Tobie en eurent le cœur empli de compassion. —— Bran soi-même daigna s’abandonner à un soupçon d’apitoiement. —— Voyons ! L’Astiqué, fit mon père, ce n’est pas la relation d’une histoire vécue dont quelqu’un fut le témoin oculaire, —— c’est le sermon que tu es en train de nous lire ! —— mais, je te prie, recommence donc ta phrase !] —— Voyez cette victime pantelante livrée à ses bourreaux, —— ce pauvre corps miné par le chagrin et la réclusion, si décharné qu’on en aperçoit chaque tendon, chaque muscle dans les contractions de la douleur !

« Observez le dernier mouvement de cet horrible engin de torture ! [J’aimerais mieux affronter la gueule d’un canon ! fit L’Astiqué en frappant du pied.] Voyez dans quelles convulsions il a jeté le malheureux ! —— Examinez l’invraisemblable posture où il le maintient maintenant, l’incroyable étirement qu’il impose à ses membres ! —— Quels raffinements il met dans le détail des supplices qu’il fait endurer au patient ! —— [J’espère que cela ne se passe pas au Portugal !] —— Ah ! la nature n’en peut supporter davantage ! Dieu du ciel ! Voyez comme ce lent et minutieux travail de destruction, dans sa progression cyniquement calculée, retient à plaisir l’âme épuisée du supplicié suspendue au bord de ses lèvres tremblantes ! [Pour rien au monde, fit L’Astiqué, je ne lirai une ligne de plus de ces abominations ! —— Je crains, sauf le respect qu’je dois à Vos Honneurs, que toutes ces horreurs ne se passent au Portugal, où se trouve mon pauvre frère Tom ! Je t’ai dit, L’Astiqué, et je te répète, fit mon père, que ce récit ne relate nullement une histoire vécue dont quelqu’un fut le témoin oculaire ; —— ce que tu lis ici ‘est autre qu’une description, un de ces tableaux vivants et si bien colorés dont s’orne tout bon discours oratoire. —— Voilà ! ce n’est qu’une description, bonhomme ! rien qu’une peinture pour l’ornement du laïus, fit Bran : il n’y a pas un mot de vrai là-dedans ! —— Ceci est une autre paire de manches, répondit mon père. —— Cependant, puisque cette lecture émeut L’Astiqué à ce point, —— il serait cruel de le forcer à continuer. —— Donne-moi ce sermon, L’Astiqué, —— j’en achèverai la lecture à ta place. Va ! Tu peux disposer. Il faut absolument que j’en sache la fin, répondit L’Astiqué, et si Votre Honneur veut // bien me le permettre, je resterai pour l’entendre ; —— nonobstant le fait que je n’accepterais pas de la lire moi-même pour une solde de Colonel ! ———— Pauvre L’Astiqué, fit mon oncle Tobie. Mon père reprit le passage.]

Laurence Sterne, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, traduction par Guy Jouvet, Editions Tristram, 2004, p. 212-214

 

Brice Tabeling

09/01/2021

Trente pages plus tôt, le père du narrateur, l’oncle Tobie, L’Astiqué, et le docteur Bran ont découvert, à l’intérieur d’un livre, quelques feuillets d’un « sermon » sans nom d’auteur. L’Astiqué s’est proposé pour en faire la lecture (car « il aimait presque autant s’entendre lire que parler »). Le « sermon » porte sur le problème de la conscience, mais, à la suite d’un virage argumentatif un peu obscur, le propos en vient à s’attacher aux « Prisons de l’Inquisition » et à ses pratiques tortionnaires. Or L’Astiqué a un frère qui est détenu par l’Inquisition... L’émotion le submerge, il a du mal à poursuivre, il pleure, on tente de le raisonner, on lui explique qu’il ne s’agit que d’une « description », mais rien n’y fait, il doit s’interrompre.

Il s’agirait donc d’une scène comique présentant un lecteur « naïf » qui distingue mal les artifices des représentations (discursives) de la réalité. La littérature contient de multiples personnages de ce type ; il faudrait mettre L’Astiqué quelque part entre Argan et Emma Bovary, figures ridicules ou inquiétantes, valant pour mises en garde contre la confusion du réel et des signes.

En vérité, une telle lecture implique d’ignorer un certain nombre d’éléments assez évidents. Pour le lecteur de Tristram Shandy, il est déjà établi à ce moment du récit que L’Astiqué est l’un des personnages les plus raisonnables du roman, loin devant le docteur Bran (plutôt bizarre), le père du narrateur (loufoque) et, bien sûr, le narrateur lui-même, Tristram (complètement barré). De plus, la confusion dont il est question dans ce passage n’est pas exactement celle d’Argan ou d’Emma ne percevant plus la différence entre la vie et le roman (de la médecine pour Argan) : ce qui bouleverse L’Astiqué, c’est le pouvoir d’évocation du langage ; les mots du sermon rappellent une scène traumatique bien réelle, l’arrestation de son frère, sans que celle-ci se confonde avec les premiers. Quand L’Astiqué dénonce les « abominations » de ce qu’il est en train de lire, il parle de la réalité, effectivement abominable, qui a inspiré cette « description » et des rapports que cette réalité entretient avec celle, tout aussi abominable, de l’arrestation de son frère au Portugal. De ce point de vue, les tentatives de réconfort du père sont un peu inappropriées : en rappelant que ce texte n’est pas « la relation d’une histoire vécue dont quelqu’un fut le témoin oculaire », il ne touche pas à cette puissance de rappel du langage qui, peu importe son attestation judiciaire, est précisément ce qui accable L’Astiqué (une puissance dont il conviendra cependant face aux remarques du docteur : « il n’y a pas un mot de vrai là-dedans ! —— Ceci est une autre paire de manches »).

En ce sens, cette scène ne dénonce rien : ni l’émotion débordante (et légitime) de L’Astiqué, ni le langage de la représentation rhétorique (qui ne ment pas, qui ne manipule pas, puisqu’elle contient du « vrai »). Il y a l’événement d’une émotion de lecture, extravagante et juste, provoquée par un texte dénonçant les horreurs de l’Inquisition.

Est-ce tout ? Non, il y a– et c’est cela qui me touche dans ce passage -- l’espace collectif qui accueille l’émotion de L’Astiqué. C’est une série de césures dans le tissu narratif de la scène – tirets, crochets – qui, chaotiquement, ne cesse d’entremêler les niveaux textuels et les paroles : jamais le texte et son lecteur ne sont abandonnés à leur solitude ; s’y mêlent constamment la folie discutailleuse des autres, leurs raisons bizarres et, surtout, leurs émotions solidaires. Car ces césures pourraient être ironiques ou railleuses (la voix du narrateur chez Flaubert, les commentaires de Béralde dans le Malade imaginaire) : elles sont, chez Sterne, attentives et compatissantes, quoique crucialement disruptives. Elles forment un cercle empathique, condition de l’accueil d’une émotion traumatique; ce cercle inclut Tom dont L’Astiqué éprouve, malgré l’éloignement et par hypothèse, solidairement les souffrances; et il est refermé ici par le plus beau personnage du monde, l’oncle Tobie : « Pauvre L’Astiqué ». A cet égard, non pas une scène comique, mais, malgré nos rires, un modèle de partage littéraire.

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