Saynète n° 114.1.
En faisant ces réflexions je marchais en avant tout à loisir. Ce côté de l'île me parut beaucoup plus agréable que le mien ; les savanes étaient douces, verdoyantes, émaillées de fleurs et semées de bosquets charmants. Je vis une multitude de perroquets, et il me prit envie d'en attraper un s'il était possible, pour le garder, l'apprivoiser et lui apprendre à causer avec moi. Après m'être donné assez de peine, j'en surpris un jeune, je l'abattis d'un coup de bâton, et, l'ayant relevé, je l'emportai à la maison. Plusieurs années s'écoulèrent avant que je pusse le faire parler ; mais enfin je lui appris à m'appeler familièrement par mon nom. L'aventure qui en résulta, quoique ce ne soit qu'une bagatelle, pourra fort bien être, en son lieu, très divertissante.
Ce voyage me fut excessivement agréable : je trouvai dans les basses terres des animaux que je crus être des lièvres et des renards ; mais ils étaient très différents de toutes les autres espèces que j'avais vues jusque alors. Bien que j'en eusse tué plusieurs, je ne satisfis point mon envie d'en manger. À quoi bon m'aventurer ; je ne manquais pas d'aliments, et de très bons, surtout de trois sortes : des chèvres, des pigeons et des chélones ou tortues. Ajoutez à cela mes raisins, et le marché de Leadenhall n'aurait pu fournir une table mieux que moi, à proportion des convives. Malgré ma situation, en somme assez déplorable, j'avais pourtant grand sujet d'être reconnaissant ; car, bien loin d'être entraîné à aucune extrémité pour ma subsistance, je jouissais d'une abondance poussée même jusqu'à la délicatesse.
Dans ce voyage je ne marchais jamais plus de deux milles ou environ par jour ; mais je prenais tant de tours et de détours pour voir si je ne ferais point quelque découverte, que j'arrivais assez fatigué au lieu où je décidais de m'établir pour la nuit. Alors j'allais me loger dans un arbre, ou bien je m'entourais de pieux plantés en terre depuis un arbre jusqu'à un autre, pour que les bêtes farouches ne pussent venir à moi sans m'éveiller. En atteignant à la rive de la mer, je fus surpris de voir que le plus mauvais côté de l'île m'était échu : celle-ci était couverte de tortues, tandis que sur mon côté je n'en avais trouvé que trois en un an et demi. Il y avait aussi une foule d'oiseaux de différentes espèces dont quelques-unes m'étaient déjà connues, et pour la plupart fort bons à manger ; mais parmi ceux-là je n'en connaissais aucun de nom, excepté ceux qu'on appelle pingouins. J'en aurais pu tuer tout autant qu'il m'aurait plu, mais j'étais très ménager de ma poudre et de mon plomb ; j'eusse bien préféré tuer une chèvre s'il eût été possible, parce qu'il y aurait eu davantage à manger. Cependant, quoique les boucs fussent en plus grande abondance dans cette portion de l'île que dans l'autre, il était néanmoins beaucoup plus difficile de les approcher, parce que la campagne étant plate et rase, ils m'apercevaient de bien plus loin que lorsque j'étais sur les collines.
Daniel Defoe, Robinson Crusoe, https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Defoe-Robinson-1.pdf, p. 131-132
Boris Verberk
06/11/2020
Je n'ai pas lu ce texte enfant, et en le découvrant tardivement je le regrette. Dans ce passage, Robinson m'atterre et je me demande s'il en aurait été de même plus jeune. Pourtant, sa langue m'est sympathique. Le soin qui est mis à décrire les joies du paysage m'emporte. Cette savane est si joliment qualifiée par une gradation délicate, les compléments s'étendant à mesure que la vue s'élargit jusqu'à embrasser toute une terre nouvelle. Je retrouve dans la mélodie lente et prévisible quelque chose de la promenade dans un jardin anglais. A mesure du chemin tout en courbes se découvrent de nouveaux bosquets savamment élaborés. Les « détours » du texte ménagent des surprises qui se veulent plaisantes. « Excessivement agréable », ce superlatif m'étonne et me semble presque oxymorique. Comment le bien-être d'une promenade pourrait-il être un excès ? J'y lis une coquetterie qui m'amuse, m'ennuie un peu, mais montre bien que le dénuement de Robinson ne l'a pas départi de ses manières. D'ailleurs, sa vie n'est pas nue du tout, au propre comme au figuré. L'« abondance même poussée jusque la délicatesse » participe de cette préciosité tant gastronomique que stylistique où avec des éléments simples se prépare le raffinement. La mondanité de l'apostrophe au lecteur (« Ajoutez à cela mes raisins ») ou de l'anecdote réservée pour un autre « lieu » me lasse un peu, mais elle m'attendrit beaucoup. Finalement, cette écriture tend à me faire lire cette aventure comme un jeu. Ce pourrait être l'exploration d'un jardin qui imite la nature et découpe des atmosphères par un enfant qui prend plaisir à s'y perdre et à oublier un moment ses parents.
Les temps se mêlent, et le conditionnel passé nourrit une confusion entre les envies et les conséquences. Ces désirs qui prennent Robinson me rappellent cette phrase enfantine, « On dirait que... » qui précède la répartition des rôles d'une aventure. Le temps est suspendu entre le moment de l'envie (être un magicien, une reine, avoir un perroquet qui parle) et le moment du récit où les évènements seront dits tels que nous allons les imaginer maintenant. Il n'y a plus de lieu ni de temps, plus que l'exploration d'un monde nouveau dans lequel tout est possible. Quelle joie ! Quelle excitation ! Mais quelle déconvenue. Robinson a déjà vécu tout cela et il ne cherche pas à maquiller le prosaïsme de son aventure. Brutalement, le temps rattrape son retard et la rêverie est interrompue. Le retour au réel me frappe du même coup qu'il abat le perroquet.
Voilà où je romps avec Crusoé. Ce n'est pas le labeur de sa vie qui m'empêche d'apprécier la rêverie. Les peines qu'il a à attraper l'animal, les raisons qui lui font préférer la chèvre au pingouin ou l'économie de sa poudre sont autant d'effets de réel qui nourrissent mon imagination. Ce réalisme augmente même le plaisir que j'ai à lire sa langue soignée et le récit de ses flâneries. Malgré toutes les peines du monde, son monde ne s'effondre pas. Mais son monde n'est pas le mien. La violence y est une évidence, et j'y résiste. La capture du perroquet est rustre et vaine. Rien de la multitude enchanteresse des oiseaux ne demeure dans ce captif réduit à un maigre pronom quand Crusoé ne parvient pas à « le faire parler ». Le don du langage, réduit à son prénom, est bien maigre pour un coup de bâton. N'en reste qu'une « bagatelle ». Il en va de même à la chasse où les animaux tués ne sont pas cuisinés. La découverte de nouvelles choses est étroitement liée à la violence. Ce n'est que par le rapt et la mort que Crusoé comprend et maîtrise son environnement. Pire encore, si les ressources n'étaient limitées, s'il ne fallait « ménager [la] poudre et [le] plomb », les destructions auraient été pires. « J'en aurais tué tout autant qu'il m'aurait plu » : l'alliance du plaisir à la mort ici achève de me révolter. Crusoé me semble cruel.
Dans ma lecture aujourd'hui, je peine à partager l'éthique et le politique. La cruauté envers les animaux convoque en moi des images d'abattoir. En un instant, cette association fait basculer le texte. Aux manières civilisées à l'européenne se superpose l'industrialisation de l'élevage, et par ce glissement le jeu des correspondances s'enclenche. La délicatesse affichée de Crusoé n'est que le masque d'une culture violente qui s'organise autour du rapt et du massacre. Les explorations naïves deviennent le miroir d'une colonisation meurtrière. Le mâle européen cartésien s'expose dans tout son désir de puissance et de conquête. Il ne conçoit aucune pitié pour les êtres vivants qui l'entourent et ne cherche qu'à leur imposer son fantasme. Un inconséquent dénué d'empathie qui ne souhaite que plier le monde à son bon plaisir, quitte à le détruire. Alors qu'il pourrait en être autrement. Alors qu'un autre regard sur la nature est possible, et que notre époque le cherche de toute son imagination. C'est en adulte conscient des implications politiques du comportement de Crusoé que je le rejette, et avec lui tout rapport à l'autre qui se contente de n'en faire qu'un objet.
Mais ce faisant, je me prends au jeu de Robinson. Lui, il joue au civilisé sur son île. Il fait des phrases, se promène, retrouve le plaisir d'un marché citadin sur le littoral. Depuis un an et demi. Je ne sais pas de quoi ce temps a été fait, mais je ne peux pas imaginer que les évènements qui ont nourri les pages précédentes n'ont pas changé ce personnage. Après un an et demi, est-il encore le fidèle miroir du monde qu'il prétend jouer ? Ne le déforme-t-il pas par sa solitude, sa folie ? Son jeu ne grossit-il pas le trait ? Dès lors en le suivant jusqu'au bout, en faisant de son rôle de Crusoé la figure de l'Européen colonisateur, ne le prends-je pas trop à la lettre ?
Et il n'y a pas que la folie qui puisse me faire douter de ma révolte. Ma lecture reposait sur le sentiment outré face à un jeu d'enfant qui tourne brutalement au cauchemar. Je refuse que Robinson joue à Crusoé. Mais si c'est bien d'un jeu d'enfant qu'il s'agit, ai-je raison de m'indigner ? Le souvenir me revient alors de mes propres cruautés d'enfant sur lesquelles la honte m'a toujours fait garder silence. Si l'adulte que je deviens refuse la violence brusque de Crusoé et en veut à l'imagination naïve de Robinson de l'avoir fait naître, l'enfant que j'étais n'en aurait-il pas fait autant ?
Ce texte que je rejetais en vient à me plonger dans un trouble profond. Et pour cela, même si ça n'aurait peut-être rien changé, j'aurais aimé l'avoir lu enfant.