Saynète n° 110.1
‑ On ne tue pas les pauvres types...
Dix fois, vingt fois en l’espace de deux heures cette phrase stupide revint à l’esprit de Maigret, comme la ritournelle d’une chanson qu’on a entendue on ne sait où et qui vous poursuit sans raison. Cela tournait à l’obsession, et il lui arriva de murmurer la phrase à mi-voix ; il lui arriva aussi d’y apporter une variante :
‑ On n’assassine pas un homme en chemise...
Il faisait chaud dès neuf heures du matin. Le Paris d’août sentait les vacances. La P.J. était presque vide, toutes fenêtres ouvertes sur les quais, et Maigret était déjà en manches de chemise quand il avait reçu le coup de téléphone du juge Coméliau.
‑ Vous devriez faire un saut jusqu’à la rue des Dames. Il y a eu un crime, cette nuit. Le commissaire de police du quartier m’a raconté une longue histoire compliquée. Il est encore sur les lieux. Le Parquet ne pourra guère s’y rendre avant onze heures du matin.
C’est toujours comme ça que les tuiles vous tombent sur la tête. On s’apprêtait à passer une journée bien paisible à l’ombre, et puis, crac !
Georges Simenon, « On ne tue pas les pauvres types » dans Maigret et l’inspecteur Malgracieux Presses de la cité, 1947
André Bayrou
06/06/2020
On connaît ou on peut imaginer toute une série de faits divers où la victime est « un pauvre type ». — Vieux couple aux haines recuites qui règle ses comptes au poison, coup de sang d’un homme insulté qui attend son voisin avec un couteau, dette de jeu ou chantage qui dégénère, sans compter tous les coups de malchance, tomber au mauvais endroit au mauvais moment, croiser le chemin d’un sadique, d’un fou furieux, d’une bande de cambrioleurs qui ne veut pas de témoin, etc. Dans les polars de Fred Vargas, les victimes sont en majorité des gens simples et apparemment sans histoire. Jusqu’à ce qu’on découvre, comme dans cette nouvelle de Simenon, que le quidam cachait un secret embarrassant, précieux ou sordide.
On m’accordera donc que la phrase qui hante Maigret n’a qu’une portée limitée. C’est d’ailleurs le propre des adages qui sont commentés depuis cette année sur notre site, que de donner ainsi des vérités qui sortent d’« on ne sait où », établies par on ne sait qui, franchement contestables parfois, mais qui scellent par leur langage magique une expérience diffuse dont on ne saurait se tenir quitte à si bon compte.
Oui, on tue bien des pauvres types, mais la question n’est pas là.
C’est une nouvelle qui traite de la fascination pour la simplicité, pour la normalité, pour la vie tranquille et sans relief. Cet homme a organisé sa vie pour qu’un hasard extraordinaire qu’il a vécu ne la déstabilise pas, qu’elle puisse continuer son cours comme une petite rivière qu’on remarque à peine entre les broussailles. Si bien qu’on ne comprend pas à première vue pour quel motif on aurait voulu l’assassiner.
Maigret se prend de passion et de compassion pour ce Monsieur Tout-le-monde, dont la joie était de nourrir ses canaris. Il ne cesse de penser à lui, de se couler dans son train de vie morne et routinier, d’enfiler mentalement son costume banal – sa « chemise », chemise de nuit en l’occurrence. Qu’y a-t-il de plus fragile et de désarmant qu’un homme en pyjama ? On se dit que Lévinas aurait pu y consacrer une digression de son éthique du Visage, présence vulnérable et offerte de l’autre, mon vis-à-vis, qui me répète « Tu ne tueras point ».
Je partage cette tendance à se laisser prendre au charme des vies moyennes, mystérieuses à force de s’enfermer dans la reproduction d’un équilibre — la haie régulièrement taillée des pavillons de mon enfance, dans les lotissements d’une plaine périurbaine au pied des maïs et des montagnes. Combien de fois n’ai-je pas mis le nez entre les branches de sapinette, me demandant ce que cachaient ces jardins où rien ne dépasse ? Comme ces t-shirts méticuleusement mis à sécher sur leur cintre, jour après jour, à la même fenêtre de l’immeuble d’en face, qui m’ont donné à songer durant ces mois de vie immobile.
J’imagine volontiers que je suis moi-même, avec mes manies et mon train-train de lettré, l’objet d’une curiosité semblable venue des fenêtres opposées. Et je dois reconnaître avec le sourire que, malgré un penchant certain pour la romance et le bovarysme, je me prépare, dans l’ensemble, une vie ordinaire et rangée. Il m’arrive souvent, en rencontrant des hommes ou des femmes qui vivent en baroudeurs, se lancent dans les affaires ou dans des liaisons trépidantes, de me sentir le « pauvre type » de service, ce qui n’est jamais très flatteur, mais tout est bien si je me plais longtemps, comme aujourd’hui, à cette existence paisible.
Est-ce simplement cette nouvelle ou tout l’univers de Simenon qui fait jouer le pouvoir envoûtant du banal, loin du fracas de l’aventure ? Je ne saurais donner un avis renseigné, car je n’ai pas lu ses romans. Je n’ai que le souvenir des téléfilms lents avec Bruno Cremer, du temps où l’on regardait la télévision en famille. Et puis la rue des Dames, éloignée dans un XVIIe arrondissement où je ne vais guère, me fait penser aux Dames du temps jadis, dans la ballade de Villon. Ces lignes me ramènent ainsi à un sentiment de désuétude suave et enveloppante, qui constitue l’empreinte de Maigret.
De fait, même si l’incipit de la nouvelle vise à faire tomber la tuile, à mettre en branle l’action d’une journée soucieuse et pas comme les autres, il se déroule dans une allure sobre et circulaire qui apaise, tout en éveillant la pensée, comme la ritournelle de l’adage. Malgré sa mort violente, le pauvre type en chemise me paraît aussi rassurant qu’un de nos grands-parents auquel on rend visite et qui vous accueille d’un bon regard, en s’approchant à pas mesurés, à cause du mal aux pieds, comme en marchant sur des œufs.