Saynète n° 108.3
« […] C’était un homme, un homme comme vous et moi ; et un soir d’automne que j’imagine humide et sombre comme celui-ci, en traversant une forêt, il est tombé sur un nœud de serpents. Il l’a regardé de plus près, et il s’est aperçu que les serpents n’étaient que deux, mais très longs et très gros : un mâle et une femelle – on voit que Tirésias était un remarquable observateur, parce que je ne sais vraiment pas comment on peut distinguer un python mâle d’une femelle, surtout le soir et s’ils sont emmêlés au point qu’on ne voit pas où l’un commence et où l’autre finit –, un mâle et une femelle qui faisaient l’amour. Alors Tirésias, soit qu’il fût scandalisé, ou envieux, ou simplement parce que ces deux-là lui barraient le chemin, Tirésias avait pris un bâton et en avait donné un coup dans le tas : bon, il avait entendu comme un grand remue-ménage et, d’homme qu’il était, s’était retrouvé femme. »
Faussone, que toute notion d’origine humaniste met en joie, m’a dit en ricanant qu’une fois, et même pas tellement loin de la Grèce, en Turquie, dans un bois, il était tombé lui aussi sur un nœud de serpents : mais il n’y en avait pas que deux, ils étaient beaucoup, et ce n’étaient pas des pythons, mais des couleuvres. On aurait vraiment dit qu’elles faisaient l’amour, à leur manière, tout emmêlées, mais il n’avait rien contre et il les avait laissées tranquilles : « Mais, maintenant que je connais le truc, la prochaine fois que ça m’arrive je vais peut-être bien essayer aussi ».
Primo Levi, La clé à molette [1978], in Œuvres, édition présentée par Catherine Coquio, Paris, Robert Laffont, 2005, pp. 504-505.
Michèle Rosellini
04/04/2020
Ainsi extrait de son contexte, ce texte s’offre à notre libre interprétation. C’est une tentation d’autant plus vive que son thème nous touche tous – lecteurs et lectrices – intimement.
Ce qui me frappe à première lecture, c’est l’implication du narrateur. Sans doute parce qu’il adresse son récit à un autre, qu’il pense pouvoir toucher en ranimant la culture mythologique classique déposée dans sa mémoire par un engagement actuel, verbal et affectif. Me vient à l’esprit ce passage de Si c’est un homme où le narrateur récite des vers de Dante au Pikolo alors qu’ils doivent porter ensemble sur une longue distance une marmite de soupe trop lourde. C’est le même geste de partage d’un texte ancien dans le présent de la souffrance commune.
Ici, on est dans un pays qui n’est pas nommé mais que le lecteur devine être la Sibérie, les deux hommes sont réunis sur un chantier, Faussone monte des pylônes, le narrateur, ingénieur chimiste, a en charge la peinture ; l’automne s’installe, avec son lot de brumes et de bourrasques qui rendent périlleux le travail à des dizaines de mètres au-dessus du sol. Aussi le monteur est-il gagné par le doute : ne vaudrait-il pas mieux faire le métier de l’autre (surtout son second métier, celui d’écrivain) que le sien ? Comment le savoir sans avoir exercé les deux ? C’est une question aussi insoluble que de décider s’il valait mieux être né garçon que fille.
L’histoire de Tirésias s’impose alors à l’esprit du narrateur, mais il ne peut la livrer que sous une forme qui se coule dans le climat de l’échange. Il l’a introduite par transition, en rapprochant la question de son interlocuteur de la dispute qui opposa jadis dans l’Olympe Jupiter et sa sœur-épouse Junon : la jouissance sexuelle était-elle plus intense chez la femme que chez l’homme ? Ayant connu successivement les deux, Tirésias devait en témoigner.
Son histoire peut alors commencer. Le conteur l’imprègne du moment actuel. Présent à la scène par la pensée, il commente autant qu’il raconte. Il estime la sagacité de Tirésias à l’aune de sa propre ignorance en matière de serpents, et cette ignorance s’exhibe avec humour dans la mention des « pythons », une espèce bien improbable en Grèce. Il ne s’en tient pas là, mais suppose à Tirésias des mobiles personnels au coup de bâton que le mythe a retenu. Qu’il éprouve de l’indignation à la vue du spectacle impudique de l’accouplement ou de l’envie pour la jouissance inconnue qu’il en imagine, Tirésias est lui aussi censé s’impliquer subjectivement dans la scène. Sa réaction (« un coup dans le tas ») est plus violente que dans le récit originel et elle vise à détruire dans l’accouplement quelque chose d’humain, que trahit l’expression « ces deux-là ». Le « grand remue-ménage » est encore une invention du conteur, qui produit un effet de confusion car il peut évoquer la fuite éperdue des serpents dans les taillis ou désigner un signal supra-naturel avant-coureur de l’inversion sexuelle qui frappe en retour Tirésias : remuement inopiné d’un ordre identitaire supposé intangible.
Le conteur adopte pour dire l’inconcevable la formule laconique du poète latin (Deque viro factus, mirabile, femina) mais il lui retire la marque de l’étonnement (mirabile), laissant à son auditeur la possibilité de l’exprimer. La pause qu’alors il ménage dans le récit lui en fournit l’occasion.
Faussone refuse l’étonnement, et sert à son interlocuteur, en contrepartie de sa fable, une histoire dont il est le héros. Le lecteur (averti de la tendance du personnage à l’affabulation) peut se demander si elle est véridique ou inventée pour l’occasion. Du moins le narrateur, qui rapporte au discours indirect la majeure partie de la réplique, en souligne-t-il l’intention. Il s’agit pour Faussone de surenchérir sur son propre récit (les serpents sont « beaucoup »), de rétablir les droits du réel (des couleuvres au lieu de pythons) et d’affirmer sa supériorité morale sur ce Tirésias en proie à des passions mauvaises : il s’est montré quant à lui tolérant envers les amours reptiliennes et n’a pas détruit leurs enlacements.
Cette bonhommie prépare sa conclusion, seule parole rapportée directement. S’il continue à railler l’invraisemblance de la fable que lui a servie son collègue (« maintenant que je connais le truc »), ne laisse-t-il pas transparaître dans l’hypothèse de tenter à son tour le changement de sexe un désir aussi vif que secret ? La gaieté du ton et la modalisation du projet (« je vais peut-être bien essayer aussi ») maintiennent l’expression de ce désir dans les bornes de la plaisanterie : c’est à l’évidence une boutade : faut-il s’y arrêter ?
Pourquoi pas ? Ovide insistait sur l’indignation de la déesse. Protectrice du mariage et de l’accouchement, Junon avait avait de quoi s’emporter contre la révélation de Tirésias. La punition qu’elle lui infligeait – la cécité – s’accordait symboliquement avec l’effort des sociétés humaines pour occulter le désir féminin par le mariage et la maternité. Primo Levi déplace le dialogue entre deux hommes, qui s’impliquent affectivement dans l’histoire de Tirésias. Dans le récit du narrateur affleure déjà, par le truchement du personnage, le désir latent d’expérimenter la jouissance féminine. Mais la violence virile du coup de bâton témoigne de la terreur qu’est censée inspirer aux hommes le « continent noir » de la sexualité féminine. Faussone, quant à lui, très tranquillement, par un trait d’esprit apparemment sans conséquence, se dit prêt à renoncer à l’apanage du phallus pour « essayer » l’autre sexe et « peut-être » s’en trouver bien. Cette révolution imaginaire que suggère discrètement le récit de Primo Levi me paraît expliquer à sa manière, sans éclat ni discours, les raisons de l’absence criante de Tirésias parmi les mythes freudiens.