Saynète n° 102.2
Voici comment se passe une leçon de composition :
Nous sommes assis à la table de la cuisine avec nos feuilles quadrillées, nos crayons, et le Grand Cahier. Nous sommes seuls.
L’un de nous dit :
— Le titre de ta composition est : « L’arrivée chez Grand-Mère ».
L’autre dit :
— Le titre de ta composition est : « Nos travaux ».
Nous nous mettons à écrire. Nous avons deux heures pour traiter le sujet et deux feuilles de papier à notre disposition.
Au bout de deux heures, nous échangeons nos feuilles, chacun de nous corrige les fautes d’orthographe de l’autre à l’aide du dictionnaire et, en bas de la page, écrit : « Bien », ou « Pas bien ». Si c’est « Pas bien », nous jetons la composition dans le feu et nous essayons de traiter le même sujet à la leçon suivante. Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la sorcière. »
Il est interdit d’écrire : « La Petite Ville est belle », car la Petite Ville peut être belle pour nous et laide pour quelqu’un d’autre.
De même, si nous écrivons : « L’ordonnance est gentil », cela n’est pas une vérité, parce que l’ordonnance est peut-être capable de méchancetés que nous ignorons. Nous écrirons donc simplement : « L’ordonnance nous donne des couvertures. »
Nous écrirons : « Nous mangeons beaucoup de noix », et non pas : « Nous aimons les noix », car le mot « aimer » n’est pas un mot sûr, il manque de précision et d’objectivité. « Aimer les noix » et « aimer notre Mère », cela ne peut pas vouloir dire la même chose. La première formule indique un goût agréable dans la bouche, et la deuxième un sentiment.
Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues, il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description des faits.
Agota Kristof, Le Grand Cahier, Paris, Points – Seuil, p. 32-34
Hélène Merlin-Kajman
02/11/2019
Je résiste à ce texte (ce n’est pas lui qui me résiste, c’est tout le contraire).
Je résiste au réflexe qu’il me demande : la mise en abyme, la fiction audacieuse d’un « nous » impossible, donc en principe invraisemblable, les effets de miroir non seulement entre représenté et représentation, mais dans le représenté... (l’auteur le savait-il ? est-ce lui qui m’appelle ? est-ce seulement l’appel de ma compétence, de l’habitude du commentaire textuel ?). Je résiste par exemple à me demander si ce « grand cahier » est Le Grand Cahier que nous tenons entre nos mains, si c’est son laboratoire, etc.
Je résiste à tout ce qui, par le détour de mes réflexes critiques issus de la modernité, m’invite à conclure au trouble, parce qu’à un autre niveau, ce qui est mis en avant est au contraire une sorte de haine du trouble.
C’est ça qui m’arrête et me plonge dans un état de malaise dont je ne peux sortir que par la dépression ou la colère. Rien moins : le sens littéral du texte, qui est une défense implacable du sens littéral, me met en colère contre l’état de prostration dans lequel, sans ma colère, je serais prête à plonger.
Et là aussi, je résiste à l’appel : je sais bien (me dis-je à moi-même en concédant cet argument à un objecteur intérieur, dont je me demande – quel bonheur de ne pas être seule ! – si Guido Furci va le soutenir ou non), je sais bien, les deux jumeaux vivent dans un contexte de guerre, la seconde guerre mondiale, génocide et propagande. Les mots mensongers, le mensonge, partout. La LTI, comme l’appellera Viktor Klemperer. Ce que veulent les jumeaux, c’est arrêter le mensonge à sa source, tarir la rumeur, interdire les passions manipulatrices : « il est interdit d’écrire : “Grand-Mère ressemble à une sorcière” ; mais il est permis d’écrire : “Les gens appellent Grand-Mère la sorcière.” »
Vraiment, ça serait si simple ? Il suffirait, pour faire obstacle aux dévoiements, aux galvanisations, aux captations perverses, d’interdire l’équivocité de la langue, de fixer la signification des mots sur leur seul sens littéral, le « sens propre » comme on dit aussi ! « Propre », donc « sûr », « précis », « objectif » (« car le mot “aimer” n’est pas un mot sûr, il manque de précision et d’objectivité », profèrent les jumeaux) ?
L’idée que le mot « aimer » devrait gagner en « objectivité » m’épouvante… C’est évidemment impossible. Mais le projet en est glaçant. Heureusement que les malentendus existent ! Ils permettent que le langage ne soit pas un signal. Sans eux, pas de désirs, pas de débats, d’indignations, de rires ; pas de poésie…
Bien sûr, ils permettent la manipulation, l’embrasement des passions mauvaises. Mais également le tact, la douceur, la caresse, la traduction, l’ivresse, le je-ne-sais-quoi, l’indicible…
Derrière son apparente (et facile) évidence, la neutralité des jumeaux m’apparaît comme une impasse : littéraire, politique, morale. On ne doit pas désirer se débarrasser de l’équivoque de la langue. On ne peut pas épurer la langue. Car tout rêve d’épuration rencontre son enfer.