Saynète n° 96
C’est qu’ayant congneu que le roy prendroit plaisir à ce plaidoyer, si je l’accelerois, & luy ayant promis de ce faire, je me suis aucunement persuadé que l’audience laquelle sa majesté me vouloit donner, porteroit si bon heur à ceste cause, que cela pourroit recompenser le defaut d’un plus suffisant advocat. Quoy qu’il en soit, & qu’il en puisse advenir, bien peu de jours après luy avoir faict la promesse, je m’en suis aquitté : sçachant bien que nostre proverbe, qui tost donne deux fois donne, se verifie principalement à l’endroit des princes, & specialement des rois. Il est vray que j’ay usé d’une façon un peu nouvelle, c’est, de faire un plaider sommaire comme par provision, en attendant la commodité d’un second (par lequel je pourrois deduire mes raisons plus au long, en faisant aussi production d’autres pieces) mais en ayant adverti sadicte Majesté, & voyant qu’elle l’avoit approuvee, j’ay estimé que son aveu me seroit une tresbonne garentie. […] Et à fin de ne rien dissimuler, je confesse que ce qui m’a faict discourir plus succinctement […] ç’a esté que je n’avois destiné que l’espace de quinze jours à ce traitté, à fin de pouvoir m’aquitter de la promesse que j’en avois faicte au Roy, & cependant ne pas faillir à une autre, faicte à quelques amis touchant un voyage.
Henri Estienne, « Au lecteur, qui se voudra rendre neutre », Project du livre intitulé De la precellence du langage françois, Paris, Mamert Patisson, 1579.
Adrien Chassain
06/04/2019
Voici Henri Estienne au point d’altercation entre deux promesses, soit deux rapports aux autres et deux rapports au temps. C’est, d’un côté, le dévouement de soi à la chose publique, métonymisé par un livre proposé au roi il n’y a pas longtemps : une défense polémique de la langue française face aux autres langues européennes, espagnole et italienne en tête. De l’autre, c’est un projet de voyage entre amis – ou vers des amis, le texte ne le dit pas, pas plus qu’il ne précise la destination : par goût de la symétrie ou du paradoxe, on peut bien rêver qu’il s’agit là encore de l’Italie ou de l’Espagne.
Ce second aspect de l’affaire m’enchante assez, par l’ambivalence qu’il imprime à l’urgence de l’œuvre à faire : si je me presse comme cela, si je liquide la chose en deux semaines, c’est par zèle envers mon pays, mon roi, bien sûr. Mais aussi, voyez, parce qu’il y a ces vacances prévues de longue date et que franchement elles vont me faire un bien fou. Mots très anachroniques, d’accord, mais qui n’accusent qu’à peine cet affleurement, dans le texte, du sujet particulier sous le masque de l’homme public. Un affleurement qui ne se formule pas dans la première épître au roi mais dans la seconde, « au lecteur », lequel sans doute peut mieux comprendre ça.
Deux personnages, donc, et un seul emploi du temps, en sorte qu’une promesse borne l’autre, lui impose son rythme. Ce que nous lisons, de fait, n’est pas De la precellence du langage françois, seulement le Project d’un livre intitulé ainsi. D’être anticipé tant que possible, le « don » promis à Henri III s’est précipité sous la forme d’une nouvelle promesse, prêtant un sens second à l’adage invoqué par Estienne : « qui tost donne deux fois donne ». Oui mais reconduite, cette promesse de don a commencé de prendre corps : un livre in-octavo de près de trois cent pages tout de même, presque entièrement mises dans un futur de l’indicatif qui virtualise, ajoure le don en présence et fait de lui le gage, et en définitive le reliquat d’une parole à venir, d’un autre livre tout imaginaire.
N’importe : sans suite dans l’œuvre d’Estienne, cette Precellence provisionnelle se suffit bizarrement à elle-même, on dira finement qu’elle fait l’à-faire et pour cause, la mention d’un « project » a bien souvent été soustraite du titre dans les rééditions du texte.
N’importe encore : cette parole donnée, ce futur passé continue sa dérive historique. Quatre cent quarante ans plus tard, il m’installe toujours dans un certain délai entre deux empressements laborieux. Que font, pendant ce temps, le sujet du roi, et le sujet tout court ? J’aime penser qu’en effet, ayant mieux à faire, ils voyagent, vaquent, œuvrant ici ou là à la difficile soudure entre les ordres du temps, entre l’écriture et l’expérience qu’elle demande, met en partage, et qui n’est pas toujours ou seulement de l’écriture.