Saynète n° 91

 

 

 

CAMILLE
Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton coeur. Ce Dieu qui nous regarde ne s'en offensera pas ; il veut bien que je t'aime ; il y a quinze ans qu'il le sait.

PERDICAN
Chère créature, tu es à moi !

Il l'embrasse ; on entend un grand cri derrière l'autel.

CAMILLE
C'est la voix de ma sœur de lait.

PERDICAN
Comment est-elle ici ? Je l'avais laissée dans l'escalier, lorsque tu m'as fait rappeler. Il faut donc qu'elle m'ait suivi sans que je m'en sois aperçu.

CAMILLE
Entrons dans cette galerie ; c'est là qu'on a crié.

PERDICAN
Je ne sais ce que j'éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.

CAMILLE
La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s'est encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas tout cela est cruel.

PERDICAN
Non, en vérité, je n'entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute ; elle est jeune, elle sera riche, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, à Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu'y a-t-il ?

Camille rentre.

CAMILLE
Elle est morte. Adieu, Perdican !

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour, III, 8.

 
 

 

 

 Brice Tabeling

01/12/2018

 

 

Puis une étudiante leva la main et me dit qu’elle ne comprenait pas cet « Adieu, Perdican ! ». Je repris donc rapidement l’intrigue de la pièce : le fils d’un aristocrate de province, Perdican, est destiné à épouser Camille, sa cousine, mais celle-ci, avertie des dangers de l’amour par plusieurs années passées dans un couvent, le rejette. Par dépit, Perdican commence à fréquenter Rosette, une jeune paysanne, soeur de lait de Camille. Camille s’étonne. Elle donne rendez-vous à Perdican et feint de s’intéresser  à lui. Il convient alors qu’il conserve des sentiments pour elle mais Camille dévoile soudain Rosette qui, à sa demande, avait assisté cachée à leur conversation. Camille ordonne à Perdican d’arrêter ce jeu ridicule et cruel. Vexé, ce dernier déclare qu’il épousera Rosette. Camille s’inquiète, devient jalouse, prend conscience qu’elle aime Perdican. Ils se parlent, ils se déclarent leur amour, ils s’embrassent. Un cri. Rosette a tout entendu. Par leur faute, elle est morte. Leur amour est condamné. Camille quitte à jamais Perdican, d’où cet « Adieu Perdican ! » qui termine la pièce.

« Oui, ça, j’avais compris. Mais pourquoi Camille s’en va ? Pourquoi elle renonce à son mariage avec Perdican ? ». Dans la salle, plusieurs étudiants manifestent qu’ils partagent la perplexité de leur camarade et se tournent vers moi, attendant une réponse.

Avec les années, mon rapport à On ne badine pas avec l’amour a changé. Adolescent, j’aimais beaucoup Perdican. Son propos sur l’amour m’enthousiasmait, et plus particulièrement le passage bien connu : « On est souvent trompé en amour, souvent blessé etc. » Puis le personnage m’est devenu désagréable. Je ne comprends plus ses sentiments pour Camille : dès le départ, il souhaite l’épouser, on ne sait pas bien pourquoi, il la trouve « belle » dit-il. Camille ne veut pas ? Il aimera Rosette alors, elle est « jolie » et elle ne dit pas non. Quand il parle de l’amour, il me semble entendre un libertin fatigué cherchant à retrouver des émotions perdues et à se caser après une vie sentimentale mouvementée. J’ai fini par m’attacher à Camille : j’aime son personnage de raisonneuse, la passion ardente qui anime ses convictions morales ; je l’aime décontenancée par les morsures de la jalousie. J’aime surtout cet « Adieu, Perdican ! », reconnaissance immédiate que la mort de Rosette a rendu leur faute sans mesure. Il y a une urgence éthique avec laquelle Camille ne négocie pas.

Et je veux croire que Perdican non plus ne négociera pas. Sa courte tirade solitaire l’indique : s’il s’adresse à Dieu à ce moment-là, c’est qu’il a compris que la mort de Rosette chargerait la scène d’une gravité qui excède tous les moyens humains qui chercheraient à l’atténuer (à l’effacer, à la contourner, à la relativiser). Bien sûr, au passage, il se trompe quand il déclare que « [leur] cœur est pur » car le couple qu’il forme avec Camille est, dès le départ il me semble, profondément compromis par un sentiment de classe qui leur permet d’utiliser Rosette, simple paysanne, comme une boule de flipper dans leurs jeux amoureux.

De ce point de vue, je n’ai jamais vraiment souhaité que leur histoire se termine bien. Leur faute morale – leur cruauté – précède la mort de Rosette. L’événement de son décès donne cependant une dimension nouvelle à leur relation. Avant la catastrophe, on peut bien argumenter pour savoir si leur couple mérite ou non un avenir, s’ils sont véritablement « criminels » ou juste des « enfants insensés ». Après, la question me semble impossible : qui peut imaginer sans horreur Camille et Perdican filant le parfait amour malgré le cadavre de Rosette ?

Lire un texte littéraire est l’occasion d’une circulation parmi les différences instances qu’il met en scène. Ce mouvement, essentiel à une approche transitionnelle de la littérature, s’effectue parmi la diversité des significations et des expériences (fictives ou réelles) que le texte contient ; c’est un jeu qui nous permet d’accéder à notre capacité de variation et d’invention, de répéter en les transformant nos angoisses sans se figer sur le désastre qu’à nos yeux elles annoncent. « Au lieu d’aller droit à la catastrophe », écrit Monique David-Ménard à propos de La Chèvre de monsieur Seguin, « le jeu lève un coin du voile et met fin à la fixité des places qui figeait l’existence : si je suis tour à tour le loup et la chèvre qui lutte toute la nuit, je ne suis plus obnibulé(e) par l’un ou par l’autre ».

Mais, ce jour-là, face à la question de cette étudiante, ma capacité à circuler a trouvé une limite. Il n’est pas sûr qu’il y ait, à proprement parler, une instance qui, dans On ne badine pas avec l’amour, prenne en charge le désir d’un mariage des deux protagonistes malgré la mort de Rosette. Je ne crois pas que le texte programme cette possibilité. S’il y a un loup (mais est-ce encore un loup ?), il ne se trouve ni sur scène ni parmi les spectateurs que l’écriture de Musset anticipe mais au sein d’un public inattendu et nouveau qui, à la différence de Camille et de Perdican, est capable de supprimer ce qui le relie à Rosette et que sa mort laisse impassible.

Je dis nouveau car je ne crois pas que les motifs de cette impassibilité relèvent de paramètres historiquement connus et idéologiquement déterminés (comme la classe, la race ou le sexe). Il me semble qu’elle relève davantage d’un ajustement intime entre notre désir et le lien sensible qui nous relie à l’autre, ajustement qui ne serait déterminé par aucun critère sinon l’infinie liberté de notre impassibilité.

C’est sur cette infinie liberté que j’ai bloqué. Et ce blocage, je veux croire non seulement qu’il est paradoxalement tout à fait transitionnel, et mais encore qu’il repère un des enjeux principaux de nos usages de la littérature aujourd’hui.

 

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