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Saynète n° 81

 

 

 

Ma 18.1.1994

Je me ressens encore, au réveil, de la journée de dimanche. À la tristesse intérieure fait écho la grisaille glacée de la mi-janvier. La température ne s’élèvera guère au-dessus du zéro. Huit heures de collège. Je m’efforce, entre les cours, de lire Lévy-Bruhl mais je n’ai pas l’acuité d’esprit nécessaire. J’attends Paul devant son collège et allume le feu pour lutter contre le froid subit, le gel dont nous avions été épargnés, depuis le début de l’automne.

Jean téléphone de Villejuif, après dîner. Il ne travaille pas tellement. C’est, si j’ai bien compris, à cause de problèmes sentimentaux, que je regarde comme une affaire strictement personnelle et qu’il serait on ne peut plus indélicat, de ma part, d’évoquer. Cathy, dont l’esprit de décision est sans faille, me prend le combiné et l’écouteur des mains, et suggère à son « lapin gris », avec les mots et le ton qu’il faut, une ligne de conduite raisonnable. J’ai peine à admettre qu’on est après, que c’est maintenant, qu’il n’existe plus, entre les générations, l’abîme infranchissable qui m’a fait une obligation sacrée, jadis, d’aller seul, en silence. Il y a aussi que j’entendais mener une vie différente, que personne, et surtout pas les parents, n’était en mesure de m’éclairer, de me seconder, et que j’irais où je voulais ou bien je crèverais. Si Jean nous parle, c’est qu’il a trouvé, près de nous, un lieu, un être qui, pour moi, ne furent jamais et me firent de l’autonomie, du silence, une nécessité imprescriptible, un principe constant.

 

Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1991-2000, Verdier, p. 380.

 
 

 

 

 Eva Avian

28/04/2018

 

 

 

En janvier 1994, Jean, le fils aîné de Pierre Bergounioux, a vingt ans, Paul, son frère, treize. Cela fait quatorze ans que Bergounioux capture 1 le temps, les papillons de Corrèze, de moins en moins souvent, les poissons. En janvier 1994, j’ai cinq ans, des souvenirs. J’imagine que tout lecteur cède à cette tentation des dates, paradoxale, en un sens, tant la démarche de l’auteur le maintient peu ou prou hors du temps collectif ; c’est avec un regard étranger qu’il s’étonne, soudain, à Paris, dans le RER, de « l’air que les gens se sont donné » à la fin du siècle dernier. C’est ce qui me capture : la sensation palpable, spatiale, du temps qui passe, entre Gif-sur-Yvette et Brive-la-Gaillarde, le collège et la table de peine, les mois pour écrire et ceux pour retourner dans la « petite patrie ». Je tiens dans mes mains dix années dont je ne referme jamais le volume sans avoir triché avec le temps, ouvert au hasard une page à des mois de là, comme pour m’assurer du futur.

Parvenu à cette page, le lecteur est depuis longtemps familier des membres de la famille Bergounioux. Elle est ce qui accapare, arrache à la table de peine, où l’on s’efforce chaque jour de faire la lumière, ceux pour qui l’on craint, la maladie, les accidents, que les enfants ne sortent jamais de la stupeur de l’adolescence, un surprenant îlot romanesque, enfin : c’est Cathy, la « demoiselle mandchoue », descendue de ses hauteurs lorsque l’auteur avait quatorze ans, sans quoi l’on n’aurait pas vécu.

Privilège du benjamin, on entend plus souvent la voix de Paul (« un type sensible »), que celle de Jean, qui vient de quitter la maison. Ce dernier ne travaille pas tellement sa médecine, ces temps-ci, la faute à des problèmes sentimentaux : l’a-t-il fait comprendre à son père ? La précision « si j’ai bien compris », pudique ou un rien rugueuse, selon l’appréciation du lecteur, et l’indélicatesse qu’il y aurait à évoquer des tracas de cet ordre, indiquent le contraire. On imagine plutôt que Cathy a parlé, lors de l’un de ces conciliabules entre parents auxquels on préfère ne pas croire, quand bien même il est sûr que l’information aura circulée.

Le discours de Cathy, qui, en prenant le combiné, vient réparer le désarroi de Jean et l’insatisfaction du lecteur, n’est pas retranscrit. Mais « mon lapin gris », ça, ce sont ses mots, qui font entendre très distinctement ce ton qu’il faut, cette conduite raisonnable à adopter pour faire face aux premiers déboires amoureux, le lien tendre qui unit la mère et le fils, surtout. Les mots que l’on devine contrastent avec la réserve de Bergounioux, celle du lecteur, peut-être, comblent l’abîme qui rendait inconcevable de faire du parent le confident adéquat pour une affaire de cœur, de ce domaine qu’on a dérobé le premier à leur connaissance. Mais il me faut revenir à Jean, qui s’est bel et bien confié à sa mère. Jean qui, comme le dit Bergounioux, appartient au temps d’« après », n’a plus l’obligation d’aller seul, comme au temps des pères et de leurs pères avant eux, de se résoudre à ce silence sur lequel, précisément, l’auteur, son père, pose des mots dans chacune de ses œuvres.

Ce texte met en scène la fin d’une déliaison, la rupture d’un silence qui ligotait, plutôt qu’il ne liait, une génération à la précédente, sous une même malédiction, et faisait du départ de l’enfant une séparation brutale et sans reste. Me semble essentiel, dans cette découverte, qu’elle ne soit pas le fait d’un seul, d’une voix héroïque qui s’élèverait dans le désert, mais du partage d’un exemple nouveau du fils au père, par le biais de la mère, rendu possible par la façon dont l’enfant a été, pour commencer, accueilli.

Il y a, enfin, le plaisir clandestin, après avoir été l’enfant qui a quitté la maison, d’assister à ce coup de téléphone de l’autre côté de la coulisse, celui des parents. Ce dont on a pu avoir un avant-goût quand les aînés ont appelé depuis ce lieu étrange qui succède au foyer familial – mais alors, on pensait qu’on n’aurait jamais besoin d’appeler à notre tour.

 

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