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Saynète n° 72
Mais qui ne s’émerveillerait de la diligence des Romains à construire leurs viviers et réservoirs de poissons ? […] Quelquefois ils leur attachaient de petits affiquets et des lames d’or ou d’argent aux oreilles, et ils les avaient en tels délices, qu’on lit que Lucius Crassus, censeur, pleura et lamenta la mort d’une murène qu’il avait en ses viviers, tout ainsi qu’il eût fait celle de l’une de ses filles : ce qui lui fut reproché par son compétiteur Domitius, comme quelque vice insigne et notable, lui disant : Pusillanime et efféminé, tu as pleuré la mort de ton poisson appelé murène. Et l’autre lui répondit : Et toi qui as eu trois femmes, tu n’en as jamais pleuré aucune.
Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses, 1560.
Pierre-Élie Pichot
09/12/2017
Il y a, bien sûr, un décorum : dialogue public entre deux censeurs, garants de la vertu à Rome et dans l’Empire ; réplique admirable, digne de mémoire, digne d’être mentionnée par Aulu-Gelle et par les autres compilateurs plusieurs siècles après lui.
Il me semble pourtant que la répartie des antagonistes n’est pas très éloignée des compétitions de virilité d’une cour de récréation française. « Pusillanime et efféminé » n’a pas beaucoup de chemin à faire pour devenir : « petit pédé »…
« Pusillanime », « efféminé », « pédéraste » : trois mots construits sur des racines latines et grecques parmi les plus classiques, les plus étudiées en classe, les plus connues. À l’opposé, « pleurer » n’est qu’un mot expressif hérité du latin oral, « pour lequel aucun rapprochement satisfaisant n’a été proposé » (assure un étymologiste).
Aux censeurs autoproclamés, aux élèves virils qui se coupent pour qu’on sache qu’ils se rasent, aux empereurs minuscules drapés de toges à capuches, faut-il donc que j’enseigne seulement ce que je sais du français ? Et sur quel « socle » de leurs programmes aura-t-on érigé cette compétence : « pleurer la mort de son poisson appelé murène » ?