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Saynète n° 65
Jules Vallès, Le Bachelier, 1881, chap. 6 « La politique ».
Benoît Autiquet
27/05/2017
Ce texte est une rencontre avec plein de mots que je reconnais ; il provoque pourtant en moi un grand sentiment d’étrangeté. Commençons par la phrase à laquelle j’adhère de façon la plus pure : « si pour être révolutionnaire il faut s’embêter, je donne ma démission ». C’est sans doute très superficiel, mais ce qui a pu me repousser dans l’extrême-gauche française, avant toute raison intellectuelle, c’était l’extraordinaire austérité de ses membres et de leur discours. « La révolution n’est pas un dîner de gala », sans doute, mais peut-être pourrait-on imaginer de s’amuser autrement que dans un « dîner de gala » ?
Deuxième phrase réjouissante, surtout dans une conversation entre révolutionnaires : « je maintiens sceptique pour moi ». Mais immédiatement, mon identification est troublée par l’incarnation du terme dans la figure du « Voltaire des contes » : celui qui « s’en va blaguant de tout ». L’autre, celui qui chouine, Rousseau, est un « pisse-froid ». Cela devient alors, pour moi, très confus. Je comprends spontanément le désir de désir dans la révolution. Mais que l’étendard de ce désir soit Voltaire, ça me dépasse complètement. Voltaire, c’est la froideur absolue. Pire que ça : la froideur contente d’elle, distante, autoritaire. Si jouir de la Révolution équivaut à se foutre en permanence de la gueule du monde, je donne ma démission.
Cette réaction épidermique n’est évidemment pas le mot de la fin. J’aimerais comprendre l’obstacle qui surgit soudain entre Vingtras/Vallès et moi. Comment moi qui me suis toujours senti trop jouisseur pour être révolutionnaire, et trop révolutionnaire pour être tout à fait jouisseur, puis-je être ainsi renvoyé au rang de « pisse-froid », alors que je partage avec ce texte le souci du désir dans la révolution ?
En fait, nous avons le même souci, mais pas le même problème. La dernière phrase de l’extrait attire mon attention : « Je me suis déjà assez embêté chez mes parents ». Impossibilité de l’identification immédiate : comparer mon enfance à celle, violente et malheureuse, de Vingtras serait tout à fait malvenu. Comme d’autres de ma génération et de ma classe sociale, j’ai eu des parents qui, « élevés à la dure », ont voulu me protéger de toute violence. Et ils étaient très soucieux que je ne m’embête pas : ils m’achetaient des jouets, des consoles, des livres adaptés à mon âge, me payaient des activités… Mais alors, l’extérieur s’est mis à poser problème : j’ai eu, assez tôt, peur du dehors. Et lorsque je lis les histoires du jeune Vingtras, qui circule dans le Paris tumultueux du début des années 1850, je m’émerveille de la porosité entre le taudis qu’il habite et la rue, le monde extérieur, qu’en un clin d’œil, qu’en un mot d’ordre, une grande foule occupe. L’identification qui s’esquisse exige donc un petit aménagement du texte : pour décrire mon enfance, je ne dis pas que je me suis embêté mais que je me suis senti étouffé, par les murs de l’appartement familial, qu’environnait un dehors menaçant. Vallès me permet de reconnaître que le fantasme révolutionnaire résout un problème social ressenti très tôt dans l’enfance, mais aussi que son problème est bien différent du mien.
Et mon émotion révolutionnaire n’a donc pas la même forme que la sienne. Elle ne se résume pas dans un éclat de rire sarcastique, mais dans une saynète rêvée : une discussion qui aurait lieu, en marge d’un grand rassemblement populaire, avec des hommes et des femmes que je croise quotidiennement mais à qui je n’ai jamais adressé la parole. Et, peut-être, on se rendrait compte qu’on peut sentir et rire ensemble. Angélisme, compassionalisme ? Sans doute, peu m’importe. Je ne prétends pas que mes fantasmes soient réalistes, ni qu’ils soient originaux. Mais cette saynète participe de la condition sentimentale – partagée ? – de ma révolution.