Saynète n° 59

 

 

Arnolphe.
Mais, de grâce, Oronte votre Père,
Mon bon et cher Ami, que j’estime et révère,
Que fait-il ? que dit-il ? est-il toujours gaillard ?
À tout ce qui le touche, il sait que je prends part.
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble..

Horace.
Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble.
Il est, Seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j’avais de sa part une Lettre pour vous ;
Mais depuis par une autre, il m’apprend sa venue,
Et la raison encor ne m’en est pas connue.
Savez-vous qui peut être un de vos Citoyens
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens,
Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?

Arnolphe.
Non : vous a-t-on point dit comme on le nomme ?

Horace.
Enrique.

Arnolphe.
Non.

Horace.
Mon Père m’en parle, et qu’il est revenu
Comme s’il devait m’être entièrement connu,
Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre,
Pour un fait important que ne dit point sa Lettre.

Arnolphe.
J’aurai certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler, je ferai mon pouvoir.
Après avoir lu la lettre
Il faut, pour des Amis, des Lettres moins civiles,
Et tous ces compliments sont choses inutiles ;
Sans qu'il prît le souci de m'en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.

Horace.
Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j’ai présentement besoin de cent pistoles.

Arnolphe.
Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi,
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.

Horace.
Il faut…

Arnolphe.
Laissons ce style.

Molière, L’École des femmes , Acte I, scène 4, v. 259-287.

 

 

 

Tiphaine Pocquet

04/03/2017







L’opposition est vieille entre l’amitié et le trop de civilité qui rime avec inutilité. Aux paroles comme formes vides – la lettre d’Oronte, dans cette scène qui introduit son fils – s’oppose le caractère concret du service rendu en espèces sonnantes et trébuchantes : cent pistoles et une bourse. À l’école d’Arnolphe, on mesurerait notre lien aux gens selon notre capacité à disposer d'eux, de leur bien, sans souci ou entrave. Quant à la parole, Arnolphe rejoindrait la cohorte des misanthropes rêvant que tout mot vienne du cœur, se dispensant de vains compliments.

Je suis sensible à cet appel à la simplicité, à la mise à disposition du bien et de soi-même. Et pourtant, Arnolphe, ce bon ami, est en même temps un bien étrange tuteur, capable de se réjouir de l’innocence de sa pupille sans manière ni esprit. Dans ce lien à Agnès, n’y a-t-il pas là comme une dérive au refus de toute civilité, une ombre qui consiste à capter pour soi ce qu’on ne veut donner au monde, à rendre une jeune femme bien sotte pour l’empêcher de se lier ?

Comme l'a montré Pierre Force [1], il y a chez Arnolphe un refus de devoir à autrui, un refus de toute dépendance. Accepter le « style » de la lettre en échange de la bourse cela aurait été en effet permettre à l'autre de s'acquitter en partie de sa dette. En refusant les civilités du père comme du fils ensuite, Arnolphe les rend débiteurs pour l'avenir et assure par là sa domination. Dans sa misanthropie, Arnolphe serait alors celui qui refuse de se lier, de se risquer au don et au contredon, surtout lorsqu’il s’agit d’un don amoureux.

À ce lieu là très précisément, et de manière un peu étrange, Arnolphe me touche. Je lui répondrais bien par une défense de la lettre de politesse ou de courtoisie comme on dit aussi. Il y a dans la forme civile quelque chose qui n'est pas entièrement séparé de son objet. La lettre, les mots écrits sont aussi un substitut de l'ami absent, un conducteur de sentiment, comme le montrera admirablement la lettre d'Agnès lue à Arnolphe par Horace. Or Arnolphe n’écrit pas, en tout cas pas depuis quatre ans à son cher Oronte. Pas de billet doux pour Agnès non plus mais un livre de maximes sur les « devoirs de la femme mariée » à avaler. Payer de mots, c'est peut-être bien payer en somme. Et, aimer, c’est aussi dire qu’on aime.



[1] Pierre Force, Molière ou le prix des choses, Paris, Nathan, 1994.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration