Saynète n° 53
« Ensuite, le Grand Lombard parla de lui-même. (…). Il ne lui semblait pas qu’il suffît de se croire un roi quand il montait à cheval, et il eût voulu acquérir d’autres connaissances, c’est ainsi qu’il s’exprima, et se sentir différent, avec quelque chose de nouveau dans l’âme, il eût donné tout ce qu’il possédait, et aussi son cheval, à la condition de se sentir davantage en paix avec les hommes, comme quelqu’un, c’est ainsi qu’il s’exprima, comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher.
« Non pas que j’aie quelque chose de particulier à me reprocher, dit-il. Pas le moins du monde. Et je ne parle pas non plus dans le sens des curés. Mais il ne me semble pas être en paix avec les hommes. »
Il eût voulu avoir une conscience fraîche, fraîche, c’est ainsi qu’il s’exprima, et qui lui demandât d’accomplir d’autres devoirs, non pas les devoirs habituels, d’autres devoirs, des devoirs nouveaux, et plus hauts, envers les hommes, parce qu’à accomplir les devoirs habituels il n’y avait pas de satisfaction, et l’on se retrouvait avec soi-même comme si l’on n’eût rien fait, mécontent de soi, déçu.
« Je crois que l’homme est mûr pour autre chose, dit-il. Pas seulement pour ne pas voler, pour ne pas tuer, etc., et pour être un bon citoyen… Je crois qu’il est mûr pour d’autres devoirs. C’est cela, je crois, que l’on sent : l’absence d’autres devoirs, d’autres choses, à accomplir… Des choses à faire pour notre conscience, dans un sens nouveau. »
Il se tut et le Catanais parla.
« Oui, monsieur », dit-il.
Et il regardait ses souliers, sanguin, plein de santé, mais avec une tristesse de vigoureux animal insatisfait, cheval ou bœuf, et il dit de nouveau « oui », convaincu, persuadé, comme si on lui avait donné le nom d’une maladie dont il eût été atteint, et il ne dit rien d’autre, et il ne parla pas de lui-même, et il ajouta seulement cette question :
« Est-ce que vous êtes professeur ? »
Elio Vittorini, Conversation en Sicile, traduit de l'italien par Michel Arnaud, « L’Imaginaire », Gallimard, 1948 [édition originale : 1941] p. 37-38.
Gilbert Cabasso
26/11/2016
C’est une belle voix qui donne sa voix aux autres, qui nous l’offre, dans le geste de son écriture. Une voix qui rend hommage aux personnages de ses rencontres, de toute son insistance, comme le font ceux qui savent écouter.
Du Grand Lombard, nous ne saurons rien d’autre que cette voix, écoutée dans un train, et son écho ressassant, qui insiste en nous quand, une fois, nous l’avons entendue, et nous donne l’envie d’y revenir. Que nous dit-elle que son désir d’autre chose, qui ne se limite pas aux simples données de la mémoire ou de l’imagination ? Le dire autrement ? Notre culture, nos traditions, nos règles acquises, la dure loi de l’obéissance ne nous suffisent plus. Elles ne suffiront jamais à instaurer la paix entre les hommes, pas plus qu’à l’instaurer en nous-mêmes. Nos civilités éveillent en nous le désir d’autre chose. Non pas celui d’une contradiction rebelle, non pas celui d’aller « dans le sens opposé », mais celui de dessiner, de toute la force de nos exigences intimes, l’horizon d’un devoir nouveau, qui, sans tourner le dos aux anciens, se nourrisse d’eux, en forge d’autres, dont ni le Grand Lombard, ni Vittorini ne nous diront rien.
À cette volonté abstraite, nous sommes curieusement prêts à consentir comme le Catanais. Je suis le Catanais. Consentant à l’aveu que le Grand Lombard dit vrai. Élève consciencieux, conscient de ses ignorances, l’antienne, malade de n’en savoir pas plus que le Grand Lombard, mais en sachant un peu plus de cette maladie-là, de ce désir qui ne s’accommode pas de ce qui est, et se sent prêt à autre chose, pour autre chose. Petite conversation de train, petit fragment d’une rencontre de lecture, résonnant en moi sans la grandiloquence du prêche, stimulant, éveillant mes affects (nos affects ?), résistant à tous mes découragements. Moralité d’un immoraliste ?